CAUCASE DÉPART 1

Jardin noir(1), noir destin.

 

shatter-zone-3 1Le Caucase, 23 millions d’habitants, n’a longtemps évoqué que le mythe de Prométhée ou celui de la Toison d’or. Les violences politiques qui ont accompagné la désintégration de l’Union Soviétique, ont levé le voile sur une réalité plus crue. Cette zone de haute montagne, située entre la Mer Noire et la Caspienne est en effet une marche agitée du sud de la Russie. Un noeud gordien des relations internationales où s’entrechoquent depuis des siècles les rivalités de puissances. Les entrailles de la montagne déversent ainsi, à intervalles réguliers, des flots incessants de réfugiés. Artur, débarqué en France un matin de janvier 2003 avec l’espoir de recoller les morceaux d’une vie brisée, est l’un d’entre eux.

Il naît en février 1954 à Khanlar (aujourd’hui Goygol) dans la République Socialiste Soviétique d’Azerbaïdjan. Orphelin de naissance, il est recueilli et élevé en compagnie de Fatma qui deviendra plus tard son épouse. Artur développe assez rapidement des talents artistiques, et devient peintre officiel. Il réalise alors les portraits des apparatchiks locaux, dans la plus pure tradition du réalisme socialiste. Nourri dans l’illusion de l’Homme nouveau, il ne sait pas encore que l’homo sovieticus n’est qu’un mythe et qu’il va se retrouver dans le mauvais sens de l’Histoire.

Fatma est azérie (turque) et musulmane, lui, arménien et chrétien. Tout au long de la décennie 80, le poids de l’histoire se fait de plus en plus lourd entre ces deux communautés. Des ruines du soviétisme resurgit alors la mémoire mêlée, du génocide, des massacres arméno-tatars qui accompagnèrent la chute de l’empire Ottoman, et des guerres du Caucase des années 1918-21. Les antagonismes religieux, hérités du passé, se transforment en affrontements entre nationalismes et se cristallisent autour d’un réduit de quelques kilomètres carrés, le Karabakh. En 1923, les négociations entre Staline et Mustafa Kemal ont abouti à l’attribution de ce territoire majoritairement peuplé d’Arméniens, à la RSS d’Azerbaïdjan. Plus tard, les populations récolteront le fruit amer des manipulations du petit père des peuples et de celui des Turcs. Si l’enclave est dénuée de toute importance économique ou stratégique, elle est cependant chargée d’une puissante symbolique. Chacun considère ce territoire comme le sien, les uns arguant qu’il est le berceau de leur histoire, les autres qu’ils sont là depuis des siècles. Insoluble.

Oleg Litvin - Photo Homeless as a refugee -  Probably Spring / Summer 1993Au mois de février 1988, à la suite d’un référendum, les Arméniens du Haut-Karabakh proclament leur rattachement à l’Arménie. Premiers heurts, premiers morts. Les Azéris sont chassés du Karabakh. Les premiers eraz (déplacés azéris) arrivent à Bakou, ce qui provoque en retour une éruption de violences contre les Arméniens, victimes de pogroms dans la ville de Soumgaït. La boîte de Pandore est ouverte. Au nettoyage ethnique des uns, répond celui des autres. Plusieurs centaines de milliers de personnes doivent prendre la fuite. Pour les couples azéro-arméniens et leurs enfants, point de salut. Dans les périodes de polarisation extrême, la neutralité symbolisée par la mixité ethnique devient insupportable. Le mixte, c’est le traître, celui qui n’appartient à aucun camp.

C’est dans ce contexte, au printemps 1989, que naît le premier enfant d’Artur et Fatma. Le second naîtra en 1990, en plein janvier noir. De nouveaux pogroms à Bakou font des centaines de victimes parmi les Arméniens. Aucun des deux garçons ne portera le nom de leur père. La consonance arménienne signerait leur arrêt de mort. Ils seront déclarés sous le nom de leur mère. Khanlar, où vit la famille, est aux mains des combattants azéris qui cherchent à débusquer les derniers Arméniens. La famille se terre et profite du printemps pour prendre la fuite en direction de la RSS d’Arménie voisine, à Vardenis.

En Arménie, les réfugiés ne sont pas les bienvenus. Conséquence du conflit karabatsi, les centaines de milliers de réfugiés s’ajoutent aux centaines de milliers de sans-abris générés par le tremblement de terre de décembre 1988. Le pays est au bord de l’asphyxie, la pauvreté ne rend pas vertueux, la concurrence est rude.

La famille survit misérablement dans une cabane, cachant là aussi sa mixité ethnique. Pour prouver qu’il soutient la cause, Artur s’engage dans les unités djokads, des groupes d’autodéfense composés de fedayi arméniens qui combattent dans le Karabakh. Mais, ici aussi, on cherche à débusquer l’ennemi, le traître. Le soupçon s’installe sur cette famille de réfugiés qui vit aux marges de la ville. Un jour qu’elle est au marché, Fatma lâche machinalement un Inch Allah dévoilant ainsi ses origines honnies. Elle est battue par un groupe de femmes qui la laissent inconsciente. Le soir même leur maison est attaquée par un groupe d’hommes armés. Fatma « la turque », est frappée à coup de barres de fer sous les yeux de ses enfants. Artur tente de s’interposer, il est roué de coup et reçoit même un coup de poignard.

shatter-zone-3 3De nouveau, c’est la fuite , plus au Nord, dans la région de Krasnodar sur le territoire de la Fédération de Russie (l’URSS n’est plus.) Nous sommes en 1993, le cessez- le-feu dans le Karabakh sera signé un an plus tard. Les Arméniens sortent vainqueurs du conflit. Les 20 000 morts, les 50 000 blessés et le million de bezenthsi(2) réduisent cependant à néant tout espoir de retour pour la famille. Ils s’installent près de Kanevskaïa, une stanitza (village cosaque) de la région de Krasnodar. Mais dans cette région, les « culs noirs » sont traités comme des chiens. Chargé historiquement par les tsars d’assurer la sécurité des marches de l’empire, le mouvement cosaque, très « nationaliste russe » fait son retour en grâce après 70 années de soviétisme. A mesure que l’empire rouge se lézarde et perd des territoires, la Russie doute, ne se reconnaît pas dans ses nouvelles frontières. Les Cosaques redonnent de la fierté, ils exaltent la grandeur de la nation, souvent sur le dos des étrangers.

Pendant près de 10 ans, la famille survit tant bien que mal dans un climat de racisme généralisé, de racket et de passages à tabac par la police, les groupes de skinheads et les cosaques. La situation s’aggrave à partir de l’été 1999, début du second conflit tchétchène quand l’atmosphère vire à la haine raciale. Les Caucasiens en sont une des cibles privilégiées. Si l’histoire ne se répète pas, pour la famille d’Artur elle bégaye sévèrement. Ils se réveillent une nuit au milieu des flammes, leur cabane a été incendiée. Une fois encore, c’est la fuite, pour l’Ukraine cette fois. Artur y passera deux années, Fatma quatre. Tous doivent quitter l’Ukraine dans deux camions séparés. Arrivé en France, Artur ne voit cependant pas le reste de la famille. Fatma et leurs deux enfants ont été abandonnés à leur sort par les passeurs qui ont d’abord pris soin de garder argent et passeports. Ils passeront deux ans à survivre sur la place du marché de Lviv jusqu’à ce qu’Artur réussisse à retrouver leur trace par le biais d’un chauffeur routier assurant la liaison avec la France. La famille sera de nouveau réunie à l’automne 2005. Tous obtiendront le statut de réfugié en 2007 après 19 années de violences et d’exil…

 

Loïc Morvan

1. Karabagh signifie jardin noir en turc.
2. Terme russe qui désigne à la fois les déplacés internes et les réfugiés