L’hystérie des dernières semaines autour de la migration des Roms, loin d’avoir contribué à éclairer le phénomène, a plutôt alimenté la confusion. Le débat n’a jamais quitté le terrain des clichés, atteignant plus d’une fois le point Godwin, mais a surtout mis en lumière la méconnaissance d’une population de près de 15 millions d’individus qui constituent la première minorité transnationale d’Europe.
L’hypothèse la plus sérieuse confère ainsi une origine indienne à cette « nation » sans territoire, ce que tendent à confirmer les nombreux emprunts du rromani à l’hindi : Roms (hommes), romani çel (groupe d’hommes) ou encore manushiam (gens) qui a donné manouche. Les Roms ne constituaient vraisemblablement pas un groupe ethnique mais plutôt un groupe social de personnes considérées comme impures du fait de l’exercice de certains métiers (1). Ils n’avaient, par conséquent, pas le droit de se sédentariser (2) et ces intouchables (tsiganes en grec) de l’Inde brahmanique auraient quitté le Rajasthan au Xème siècle pour entamer une longue migration vers l‘Ouest. Leur présence dans les Balkans est attestée dès le XIIIème siècle.
En 1989, à la fonte du glacis communiste, l’Europe redécouvre ses minorités dont ces Roms balkaniques avec l’apparition des premiers caramidari (3) en provenance de Roumanie. Ils n’étaient pourtant pas des nouveaux venus. On distingue ainsi trois phases de migration des Roms balkaniques vers l’Europe de l’Ouest (4). La première vague de migration remonte au début du XVème siècle et a des causes socio-économiques. La seconde remonte à la fin du XIXème et ses motifs sont également d’ordre socio-économique. La troisième (jusqu’à aujourd’hui) est amorcée en 1968 quand la Yougoslavie encourageait ses citoyens à aller travailler à l’Ouest. Ces Roms étaient alors considérés comme des Yougoslaves. Le terme de Roms n’apparaît qu’au début des années 1970 avec la politisation de la problématique Rom en Allemagne qui se cristallise autour de la question de l’extermination pendant la seconde guerre mondiale (5). Dans cette dynamique de prise de conscience identitaire et nationale, ces yougoslaves deviennent des Roms.
L’investissement parallèle de la thématique rom par des organisations de défense des droits de l’Homme va alors abusivement entériner l’idée que cette migration est une réponse à l’oppression et que les droits fondamentaux des Roms sont bafoués. C’est inexact pour la Yougoslavie de l’époque, puisque Tito avait nettement favorisé leur intégration et que l’on dénombrait parmi cette population nombre d’enseignants, de médecins, d’ouvriers qualifiés, de juristes et d’ingénieurs.
L’oppression sera en fait la marque de la période postcommuniste avec là encore des nuances en fonction des pays d’origine. La trajectoire des Roms d’ex-Yougoslavie est en cela très spécifique. Elle s’inscrit dans un contexte de nettoyages ethniques et de persécutions qui ont provoqué la fuite d’environ 150 000 Roms, du Kosovo, de Bosnie et de Serbie. Il ne reste ainsi quasiment plus de Roms au Kosovo. Accusés de collaboration avec les Serbes, ils furent quasiment tous victimes du nettoyage ethnique perpétré par les ultranationalistes albanais après le retrait des troupes de Milosevic en 1999. En Albanie, en Bosnie-Herzégovine ou en Serbie des communautés subsistent tant bien que mal mais peuvent encore être la cible de persécutions. Les Roms ne sont en tout état de cause pas considérés comme des citoyens à part entière.
Les motifs de départ des Roms de Roumanie et de Bulgarie (ceux qui sont actuellement l’objet de vifs débats) sont en revanche plutôt d’ordre socio-économique même si de fortes discriminations continuent de les frapper. La libéralisation économique a en effet totalement détruit leurs emplois et leurs moyens de survie. Dans le cas de la Roumanie les caramidari, qui étaient les plus exposés et les plus marginalisés, ont alors commencé à migrer en finançant leur parcours grâce à la Kamata (6). Ce système finalement pervers s’est traduit par leur exploitation et celles de leurs enfants : mendicité, vols et prostitution forcée en Europe de l’Ouest notamment (7). Les autres Roms de Roumanie ne migrent pas. Ceux de République Tchèque et de Slovaquie, bien que vivant dans des conditions très précaires et demeurant exposés aux violences physiques et aux discriminations, migrent très peu.
On pense qu’on croit ce qu’on voit alors que bien souvent on voit ce qu’on croit. Autrement dit, on oublie combien nos représentations guident nos expériences et nos émotions. Les Roms sont « visibles mais peu nombreux« , il faut donc relativiser la crainte d’un déferlement sur l’Europe occidentale que la culture du fait divers et de la dramatisation par l’anecdotique ont contribué à alimenter. De même, pas plus que d’invasion, il n’y a pas non plus aujourd’hui de déportations et de persécutions de Roms en Europe de l’Ouest comme on a pu l’entendre ça et là. Si on vous annonce un cancer quand vous avez la grippe, qu’est ce qu’on vous dira si vous avez le cancer ?
La réalité du problème est surtout d’ordre politique, il ne suffit pas d’afficher une détermination si elle s’avère purement cosmétique. Proclamer ainsi qu’il suffit de trouver, un toit, du travail et de scolariser les enfants pour que tout soit réglé, relève de la posture (après la prostitution on pourrait peut être abolir la pauvreté ?), qui plus est sans y mettre un euro et quand on sait que les campements s’implantent majoritairement dans les communes pauvres qui doivent déjà composer avec une population fragile (souvent hostile à ces implantations) où l’école a grand peine à remplir sa mission. Le problème reste et restera entier tant que tout ne sera pas mis sur la table. Nul besoin de délivrer des certificats d’humanité pour les Roms afin de prouver qu’ils sont bien « intégrables ». La question n’est pas là, elle porte sur les moyens mais pas seulement. Ainsi, il ne faut pas nier la difficulté d’intégrer ou, moins politiquement correct, d’assimiler (qui n’est pas un gros mot mais ce n’est pas le sujet), une population non francophone, souvent illettrée qui sous l’effet de la libéralisation postcommuniste, de la migration et de la vie dans des campements s’est complètement désocialisée. Que l’irruption dans nos sociétés de cette grande pauvreté et les stratégies de survie qui en découlent peut a minima interpeler le proche voisinage des campements. Qu’accompagner des familles qui cumulent autant de difficultés sociales vers le logement et l’emploi demande un investissement financier et humain plus que conséquent dans un contexte où tous les financements sociaux sont taillés à la serpe. Que si l’effet scoop a mis en lumière la situation de 20 000 Roms de Roumanie et de Bulgarie vivant dans des campements, elle s’inscrit dans une période de grave crise du logement et s’ajoute à celle des 50 à 60 000 personnes qui demandent l’asile chaque année en France alors que le dispositif national d’accueil totalement « embolisé », est à bout de souffle. Que tous les autres dispositifs coordonnés par le Samu Social, sont saturés et refusent du monde tous les soirs. Que c’est une question européenne mais aussi roumaine et accessoirement bulgare et qu’il est effectivement choquant qu’un État membre laisse vivre près de 3 millions de ses citoyens (qu’il ne considère d’ailleurs pas comme tels) dans des conditions misérables alors que ce même État a reçu des milliards d’euros pour favoriser leur inclusion et que le respect des droits fondamentaux est une des conditions sine qua non de l’adhésion à l’Union Européenne (UE).
Au-delà de la seule question de la migration Rom, l’agitation de la sphère médiatique et politique résonne comme le symptôme de la vacuité ambiante, celui d’une France et d’une Europe sans âmes dont le projet politique semble se résumer à un taux de croissance. L’engagement de terrain laisse peu à peu sa place à la démocratie d’opinion. La communication politique qui n’en est que le reflet, est une coquille vide, aussi mensongère que la publicité à laquelle elle a tout emprunté, même les slogans. Cela ne s’invente pas, en février 2005, les chefs d’Etat de l’UE constatant les écarts inacceptables entre les Roms et le reste de la société avaient lancé (avec le succès qu’on lui connaît), La décennie pour l’intégration des Roms !
Loïc Morvan
(1) bûcherons, bouchers, équarisseurs, tanneurs, éboueurs, ferronniers, saltimbanques.
(2) Aujourd’hui la très grande majorité des Roms sont sédentaires.
(3) Littéralement fabriquant des briques.
(4) Elena MarusiaKova et Veselin Popov, Les migrations des Roms balkaniques en Europe occidentale : mobilités passées et présentes ? Balkanologie, décembre 2008.
(5) Le nom de Rom a été adopté par l’Union Romani Internationale (IRU) en 1971.
(6) À la fin des années 1980 avec la libéralisation certains roms ont convertis des métaux précieux en devises étrangères et se sont transformés en prêteurs. Le système bancaire balbutiait et ils sont devenus incontournables. Ils sont ainsi devenus les principaux financeurs de la migration des Roms du bas de l’échelle sociale.
(7) Cahier de la sécurité, La traite des êtres humains un défi mondial, juillet-sept 2009, P77-83.