MARINE, SARKO, HOLLANDE, VALLS ET … MOI
JUSTE QUELQU’UN DE PAS BIEN ?

 

Chronique irrégulière de Philippe Corcuff à partir du polar et de la chanson, dessin de Charb
phil-noir-et-blues-1 1«  Ici la lutte de classes n’est pas absente de la même façon que dans le roman policier à énigme ; simplement ici les exploités ont été battus, sont contraints de subir le règne du Mal. Ce règne est le champ du roman noir, champ dans quoi et contre quoi s’organisent les actes du héros. Lorsque ce héros n’est pas lui-même un salaud luttant pour sa petite part de pouvoir et d’argent (comme dans les J.-H. Chase de la première période), lorsqu’il a (comme chez Hammett et Chandler) connaissance du Bien et du Mal, il est seulement la vertu d’un monde sans vertu. Il peut bien redresser quelques torts, il ne redressera pas le tort général de ce monde, et il le sait, d’où son amertume. »
Jean-Patrick Manchette, «  Cinq remarques sur mon gagne-pain », 30 décembre 1976, repris dans Chroniques, 1996

 

phil-noir-et-blues-1 2« J’aime à penser que tous les hommes
S’arrêtent parfois de poursuivre

 L’ambition de marcher sur Rome
Et connaissent la peur de vivre
Sur le bas-côté de la route
Sur la bande d’arrêt d’urgence
Comme des gens qui parlent et qui doutent
D’être au-delà des apparences »
«Juste quelqu’un de bien
»,
interprétée par Enzo Enzo, paroles et musique de Kent, 1994

Le Front national : premier parti en France pour les élections européennes ! Prends ça dans ton pif de vieil aficionado du folklore antifasciste ! Et cette fois, ce n’est pas le 21 avril 2002 : finies les grandes manifs sur la musique du « plus jamais ça ! » Le FN s’installe, se banalise, se normalise…et nous nous vieillissons…

Plus largement, après ces deux scrutins électoraux, allons-nous fêter indignement la défaite en chantant, hors des îlots alternatifs de la Croix-Rousse lyonnaise et de Grenoble ? Les avancées du FN amplifiées au Parlement européen, une UMP pourtant vérolée en n°1 des Municipales et n°2 des Européennes, et surtout un abstentionnisme massif qui semble moins exprimer un rapport critique actif vis-à-vis de la politique professionnelle dominante qu’une déception, une méfiance ou une indifférence à l’égard de toute politique organisée, fut-elle libertaire… Chaque politicien de droite et de gauche qui a participé (et qui continue !) à doter l’extrême-droite d’un avenir politique plombant : « Juste quelqu’un de pas bien », pour déplacer les paroles doucement swinguées par Enzo Enzo ? Vraisemblablement. Et nous, et moi, face à eux : « Juste quelqu’un de bien  » ? Pas si sûr. Sommes-nous au moins capables d’être « la vertu d’un monde sans vertu  » incarnée par le privé du roman noir selon Jean-Patrick Manchette. Parfois, j’en doute.

Marine Le Pen, quand l’illusionnisme nauséabond a l’intelligence tactique des failles de ses médiocres adversaires. Nicolas Sarkozy, « normalisateur » des thèmes du FN en lui ayant piqué fort momentanément des électeurs, toujours renaissant malgré le tintamarre de ses casseroles. Manuel Valls, qui sait jouer sur la corde de la romophobie et de l’islamophobie quand l’électoralisme l’exige de cet homme de com’. François Hollande, bon pépère qui contribue à nous conduire dans le mur de l’extrême-droite pour cause de croyances sociales-libérales, et qui a besoin de temps en temps de son scooter pour se convaincre lui-même qu’il n’est pas uniquement une marionnette de sa fonction et de ses préjugés (1)… Bien sûr, on ne peut pas, de manière relativiste, mettre ces différents personnages publics sur le même plan, mais dans chaque cas on a affaire à une modalité spécifique, par ordre décroissant d’intensité, de « quelqu’un de pas bien ».

charbEt nous ? Et moi ? En quoi avons-nous nourri véritablement des résistances face à un glauque politique de plus en plus probable ? Toi, qui a été un fervent militant de la Révolution dans les années 1970, que fais-tu d’autre que de désigner le énième nouveau « traître », verre après verre, devant le comptoir d’un bar à vin en forme d’épave du gauchisme ? Toi, qui a été un promoteur infatigable de « l’avenir est au mouvement social », es-tu même encore syndiqué ? Toi, qui voyais dans la VIème République, « la solution » à nos maux politiques, acceptes-tu d’être finalement un appoint du carriérisme politicien d’un Arnaud Montebourg version franchouillard ? Toi, qui versais une larmichette au son de « l’internationale sera le genre humain  », t’es-tu tellement étiolé pour que tu ne saches plus que brandir l’étendard étriqué de la sortie de l’euro et du repli hexagonal comme seule « radicalité » chauvinisée ? Tu ne fais que laisser libre cours à ton fantasme petit-bourgeois de « populaire » en ajoutant ainsi un ruisseau de « gauche critique » au fleuve nationaliste de l’extrême-droite. Toi, qui te prenais pour une réincarnation de Bourdieu, ne te contentes-tu pas d’étaler à longueur de colonnes de journaux ou de pages web, sous l’étiquette de « critique des médias », les aigreurs nées de tes attentes frustrées de reconnaissance intellectuelle ? Toi, qui étais sur tous les fronts de la solidarité avec les travailleurs immigrés, comment as-tu pu faire de l’obsession du voile musulman le cœur d’un militantisme de la bonne conscience islamophobe ? Tu ne fais que dénaturer les beaux combats de la laïcité et du féminisme en donnant un coup de pouce à la nostalgie coloniale-raciale du FN. Toi, étudiant qui aimes afficher une rebellitude « anti-système » sur ton profil Facebook, comment as-tu pu remplacer, avec Soral et Dieudonné (2), ton cerveau par une quenelle et la critique sociale par un antisémitisme larvé ?…Et moi, dont le cheminement militant, de PS en Verts, de Verts en LCR, de NPA en FA (3), a été jonché d’échecs, d’erreurs et d’impasses, qui suis-je pour lancer des anathèmes à la tête des autres ?

 

charbJe, nous portons notre belle âme en bandoulière, en préférant nous raconter des contes mettant en scène de preux chevaliers (dont nous serions) combattant courageusement des Méchants forcenés. «  Debout devant ses illusions », comme le chantonne lucidement sans en avoir l’air Enzo Enzo. Nous nous voyons en Zorro et nous n’arrivons même pas à atteindre Bernardo sur le plan moral ! Ridicules simplement, entre comique involontaire et tragique ordinaire. Pourtant l’éthique n’est-ce pas avant tout une pratique, une exigence pratique, et pas une façon de redorer son blason en public ? Une praxis qui se coltine « la peur de vivre » et les autres fragilités humaines. Non pas claquemurée dans des certitudes en béton, qui au fond de soi ne tiennent pas vraiment, mais dans le doute de pouvoir un jour se situer « au-delà des apparences ». Comme les anti-héros du roman noir, en s’efforçant désespérément d’exprimer «  la vertu d’un monde sans vertu ». Pas en se la jouant, mais en faisant. « Juste quelqu’un de bien » ? En tout cas, pas comme image publicitaire un peu neuneu, mais comme confrontation cabossée et continuée avec un monde injuste et insensé ainsi qu’avec mes propres faiblesses. Bref en en rabattant sur l’arrogance identitaire : au moins « quelqu’un de pas pas bien » !

charbToutefois, ici, ni la critique des responsabilités aggravées de ceux qui nous gouvernent vers le bord du précipice, ni la vigilance autocritique sur nos propres singeries ne suffisent à comprendre globalement le problème, même si elles constituent des composantes d’une boussole auto-émancipatrice. Il y a aussi le tissu de relations sociales au sein duquel les saloperies gouvernantes et les lâchetés gouvernées sont insérées. Le philosophe Maurice Merleau-Ponty avait saisi cet aspect structurel de nos existences que nous participons à fabriquer dans l’inconscience ou la demi-conscience :

« Il y a une égale faiblesse à ne s’en prendre qu’à soi-même et à ne croire qu’aux causes extérieures. D’une façon ou de l’autre, c’est toujours tomber à côté. Le mal n’est pas créé par nous ou par d’autres, il naît dans ce tissu que nous avons filé entre nous et qui nous étouffe.  » (4)

Faire vivre «  la vertu d’un monde sans vertu  » ne pourrait donc pas exclusivement relever d’un exercice solitaire, à la différence de nos meilleurs polars, mais supposerait des pratiques coopératives. Peut-être avec moins d’«  amertume » que les privés du noir et plus de curiosité compréhensive…

 

 

 

Notes  :
(1) Voir P. Corcuff, « De Christian Bale à Hollande : les brasiers de la fatalité sociale », Rue 89, 25 mai 2014, http://rue89.nouvelobs.com/2014/05/25/christian-bale-a-hollande-les-brasiers-fatalite-sociale-252371

(2) Cf. P. Corcuff, « Enjeux pour la gauche de gauche en France en 2013 : éclairages autobiographiques », Mediapart, 27 mai 2013, [http://blogs.mediapart.fr/blog/philippe-corcuff/270513/enjeux-pour-la-gauche-de-gauche-en-france-en-2013-eclairages-autobiographiques].

(3) Voir P. Corcuff, « Quand des soraliens lyonnais potachent antisémite…et brouillent le combat contre l’islamophobie », Mediapart, 12 mars 2014, [http://blogs.mediapart.fr/blog/philippe-corcuff/120314/quand-des-soraliens-lyonnais-potachent-antisemite-et-brouillent-le-combat-contre-l-islamophobi] et, avec Haoues Seniguer, « Quand les disciples d’Alain Soral nauéabondent à Lyon », par Philippe Corcuff et Haoues Seniguer, Rue 89 Lyon, 3 avril 2014, [http://www.rue89lyon.fr/2014/04/03/disciples-alain-soral-nauseabondent-lyon/].

(4) M. Merleau-Ponty, préface à Signes, Paris, Gallimard, 1960, p.47.