« Ma tolérance n’est pas un refus de juger, elle est un refus de réduire. »

Christian Roux, Les ombres mortes, 2005.

phil-noir-9 1En une époque où les idéaux émancipateurs d’antan ont pris de sacrées claques, où les repères apparaissent brouillés et où les appels à la morale servent à faire la guerre, le « tout se vaut » relativiste pointe fréquemment son sourire branché : « Cool, mec, le monde est bien trop complexe. Arrête de vouloir juger les autres. Chacun sa vérité. Fume un bon coup et la vie te paraîtra plus riche ». Le Bobo croix-roussien(1) se trouve souvent tiraillé entre de tels appels à un relativisme post-Babas et son côté go-gôche. Versant critique, le Bobo croix-roussien pourchasse alors tous « les vendus » de la planète à travers le jeu de piste dessiné par les multiples bars des pentes et du plateau. C’est, par exemple, le cas de Moa : « Rouge-blanc ? Ne m’en parle pas. Il se donne des apparences radicales, mais derrière c’est complètement pourri… ». Et notre Kamarade d’ajouter : « T’en prends un autre ? Bon tout ça, c’est médias et compagnie. Patron, tu nous remets la même chose ! ».

Le Bobo croix-roussien n’est toutefois pas le seul à chercher dans le petit blanc un réconfort face aux antinomies de l’existence. Et finalement sa philosophie de bistrot apparaît plus sympathique que la froideur des échanges sur internet, où les « shit and love » relativistes et les dénonciations en rafales des multiples « traîtres » se croisent aussi de plus en plus en un bruit assourdissant. Est-ce à dire qu’il n’y aurait plus rien à faire et que nous devrions continuer à patauger dans nos contradictions, en nous servant du beaujolais (ou de la souris de notre ordinateur) comme d’une serpillière à angoisses politico-métaphysiques ?

Peut-être pas tout à fait. Le philosophe Michel Foucault a entrevu une éclaircie dans l’inflation alcoolémique du Bobo croix-roussien : « il ne faut pas confondre la critique utile contre les choses avec les jérémiades répétitives contre les gens »(2).Heu… Bon d’accord, patron, un pot de côte ! Avec deux doigts sociologiques de Bourdieu : « la critique des individus ne peut tenir lieu de critique des structures et des mécanismes »(3). Pfff… Là le caractère interrogateur du regard brouillé du Bobo croix-roussien s’accuse : « Il n’est pas un peu bouchonné ton côte du Rhône ? ».

phil-noir-9 2Josepha, un des personnages du roman de Christian Roux, s’efforce de creuser un sillon qui n’est pas sans rapport avec ceux de Foucault et de Bourdieu, en distinguant le refus de réduire et le refus de juger. Si l’on crée des interférences entre eux, émergerait la possibilité d’une critique sans manichéisme. Comment ? En resituant les personnes dans une histoire et un contexte, où elles se débattent avec des « choses », des « structures », des « mécanismes ». On pourrait donc aussi critiquer les individus, mais dans le prolongement de la critique des choses, pour ne pas les « réduire ». Tout ne se vaudrait pas, on pourrait s’en prendre aux salauds, mais il y aurait juger et juger…

Cette modalité plus compréhensive de jugement n’épargne pas celui-là même qui énonce la critique. Ainsi le personnage principal du polar de Roux, Geoffrey Martin/Nathan Stein, dit à propos de la « tolérance » de Josépha : « C’était pareil pour moi. Je devais savoir parce que j’avais besoin de me juger ». Afin d’être un peu plus libre. Encore un télescopage avec Bourdieu : « l’analyse des structures ne conduit pas à débarrasser les agents sociaux de leur liberté. Ils ont une toute petite part de liberté qui peut être accrue par la connaissance qu’ils peuvent acquérir des mécanismes dans lesquels ils sont pris »(3).

phil-noir-9 2Christian Roux est vraisemblablement un des jeunes polardeux français les plus prometteurs. Après le coup de tonnerre de Jean-Patrick Manchette et la sécheresse décapante de son style, ce qu’on a appelé le « néo-polar » hexagonal s’est beaucoup englué dans des lieux communs d’inspiration gauchiste au cours des années 1970-1980, avant de s’affaler parfois dans la bonne conscience d’un anti-fascisme consensuel à partir des années 1990. Utile politiquement en des temps de retour de l’extrême-droite, cette tendance a bloqué chez certains auteurs l’expression de la puissance esthétique du roman noir : une façon très particulière de tisser ensemble les fils d’une interrogation claudicante sur le sens de la vie et les fils d’un dépeçage au scalpel des rapports sociaux. Certes Roux use encore trop de clins d’œil appuyés à destination de ses lecteurs de la go-gôche, et il reste attiré par les facilités de la figure du « complot » pour boucler son histoire, au lieu de la laisser davantage ouverte aux aléas historiques de la condition humaine. Mais il leste la critique sociale d’une densité existentielle et s’efforce de comprendre (à la manière d’un Simenon) les personnages les plus tordus (comme le lieutenant Lancelot). Cela nous engage à suivre avec attention ses prochains livres. Bon, alors, il est bouchonné ou pas ce côte du Rhône ?

 

Par Philippe Corcuff / dessin de Charb

 

Notes :
(1) : Pour ceux qui ne connaissent pas Lyon, la Croix-Rousse est le quartier lyonnais des premières luttes ouvrières au XIXème siècle (les canuts !), composé de pentes et d’un plateau, devenu dans les années 1970-1980 un lieu d’expériences alternatives et qui, aujourd’hui, s’est quelque peu embourgeoisé et assagi…mais où le bar à vin s’est mis à prospérer.
(2) : Dans « Le philosophe masqué » (1980), repris dans Dits et écrits II, 1976-1988 (Gallimard, 2001).
(3) : Dans « Actualité de Karl Kraus » (1999), repris dans Interventions, 1961-2001 (Agone, 2002)

* Philippe Corcuff fait aussi une chronique mensuelle d’inspiration philosophique (« Casse-tête ») sur la revue web Les Cahiers de Louise