phil-noir-6 1« La deuxième chose qui me tracassait, c’était moi. J’avais été mené en bateau par les Hammer, mais mon orgueil n’en souffrait pas. Par contre, ce que l’affaire m’avait révélé sur moi-même ne me faisait guère plaisir. Je sais que je voudrais que le monde soit meilleur. Cela signifierait-il que je suis tellement attiré par les gens qui, a priori, cherchent à l’améliorer que je ne vois pas qui ils sont en réalité ? Est-ce que je ne me laisserais pas trop facilement aveugler par l’argent et la naissance ?
La respectabilité est un sacré masque. Des fois, je me dis, hé ! la Tendresse, c’étaient juste des amateurs qui avaient du cran et de la chance. Ils auraient trompé n’importe qui. Pourtant, je n’étais pas sûr de ne pas avoir contracté au fil des ans une certaine faiblesse à l’égard de ceux que je prends pour des philanthropes. J’ai fait le vœu de me mettre des œillères, mais je sais que je ne le respecterai pas. Je tâcherai néanmoins de ne pas me faire trop vite avoir par la prochaine personne qui possédera l’aisance et la distinction de ceux qui ont grandi dans le luxe. »
Richard Hugo, La mort et la belle vie (Death and the Good Life), 1982.

À la fin des années 1970, Richard Hugo (1923-1982) fut un des poètes américains les plus reconnus. Référence incontournable pour nombre d’écrivains de son pays, dont la figure du roman noir James Crumley, il est considéré comme un des fondateurs de « l’école littéraire de Missoula » dans le Montana. Il est l’auteur d’un unique roman, un polar publié peu de temps avant sa mort : Death and the Good Life. Son héros est Al Barnes, flic-poète surnommé Barnes la Tendresse.

La Tendresse fait le bilan de ses déconvenues au bout d’une enquête particu-lièrement déconcertante. Il se retourne de manière critique sur certaines de ses faiblesses. Il s’est encore laissé avoir par ce qui lui semblait être de « belles âmes », qui cachaient en fait des comportements tordus. Le voilà donc souvent victime des apparences, en tout cas quand ces apparences brillent d’éclats moraux. Et avoir vécu dans le luxe et la culture légitime, ça aide pour donner l’impression d’une certaine moralité. Après coup, l’esprit de critique sociale perce ces apparences : « La respectabilité est un sacré masque » ! Le roman noir est souvent un voyage critique au pays du désenchantement.
Double désenchantement d’ailleurs : désen-chantement par rapport à des « gens comme il faut » qui se révèlent des salauds, désenchantement par rapport aux propres aveuglements du « héros » qui, dans une proximité floue avec la figure de « l’anti-héros », trace en pointillés les contours d’un héroïsme de la fragilité qui n’a pas peur d’affronter les grisailles de l’humanité réellement existante, qui sont aussi ses propres grisailles. On est loin des orangs-outans de la radicalité à deux balles qui encombrent internet de leurs proclamations stéréotypées en exhibant leur virilité velue comme preuve de vérité : « Eux, Pourris, Traîtres ! Moi, Radical, Pur ! ».

La Tendresse est tenté de tordre le bâton de la lucidité dans l’autre sens, face à son sentimentalisme désarmant : « Je me laisse avoir par tous les bobards et les mélos qu’on me raconte », explique-t-il au début du roman. Mais il sent qu’à trop tordre le bâton, le cynisme risque de pointer son visage pétrifiant de certitudes : « Vous savez, moi, on me la fait pas ! Je sais… ». Mieux vaut un équilibre instable, sans réponse définitive : ni moralisme mièvre, ni arrogance froide. « J’ai fait le vœu de me mettre des œillères, mais je sais que je ne le respecterai pas », avoue notre flic équilibriste. Au mieux s’efforcera-t-il de polir ses attentes éthiques au moyen des rugosités de l’expérience.

phil-noir-6 1Les divisions intérieures de la Tendresse ne sont pas sans rapports avec une vieille opposition entre générations qui a pu prendre des formes diverses dans l’histoire des sociétés humaines : le conflit entre le jeune con idéaliste et le vieux con cynique. Le philosophe allemand Fichte (1762-1814) a d’ailleurs incarné les deux rôles à deux moments de sa vie. D’abord disciple de Rousseau et de Kant, défendant la Révolution française contre ses détracteurs conservateurs de l’époque, il fait le pari d’un humanisme radical : « La clause qui déclarerait le contrat social immuable serait donc en contradiction flagrante avec l’esprit même de l’humanité. (…) Non, homme, tu ne pouvais pas promettre une pareille chose ; tu n’as pas le droit d’abdiquer ton humanité. Ta promesse est contraire au droit, et par conséquent non avenue » (Contributions pour rectifier le jugement du public sur la Révolution française, 1793-1794). L’humanité de l’homme constituerait une promesse située devant nous, toujours à advenir, infiniment. C’est pourquoi elle s’opposerait radicalement à toute tentative de figer les sociétés humaines dans un « contrat social » fixe (à travers « le droit », au sens du « droit positif », de ce qui existe), une éternité sans mouvements, à l’abri des transformations. L’humanité serait une auto-contruction perpétuelle se dirigeant vers le mieux, un progrès, le Progrès.

Par la suite, Fichte va revenir sur cet optimisme des Lumières, en croisant l’œuvre de Machiavel. Selon Fichte devenu machiavélien, il n’est plus possible au Prince de se présenter en disant : « J’ai cru à l’humanité, j’ai cru à la fidélité et à l’honnêteté. » Cela, le particulier peut le dire ; si ainsi il va à sa perte, c’est sa perte qu’il cause ; mais un prince ne peut le dire, car lui ne perd pas personnellement, et ce n’est pas seul qu’il va à l’échec (…) qu’il n’expose pas la nation, en se fiant à une telle croyance, car il n’est pas juste que celle-ci, et avec elle peut-être d’autres peuples, et avec eux peut-être les biens les plus nobles que l’humanité ait acquis en un combat millénaire, soient mis en péril, uniquement pour qu’il puisse être dit de lui qu’il a cru en l’humanité » (Sur Machiavel écrivain et sur les passages de ses oeuvres, 1807).

Comme Barnes la Tendresse, l’expérience des saloperies humaines, comme des faiblesses de tout un chacun, conduit Fichte à sacrément tempérer son optimisme humaniste de départ. Et, pour le philosophe, une trop grande naïveté apparaît encore moins admissible à l’échelle politique de l’organisation de la cité qu’à un niveau individuel, car les conséquences peuvent se révéler désastreuses sur de nombreux individus. Toutefois en route, Fichte semble avoir abandonné le pari d’une humanité meilleure.

Le dessèchement cynique risque de frapper à la porte.
Alors jeune con idéaliste ou vieux con cynique ? La voie suivie par la Tendresse, un peu malgré lui, ballotté par les circonstances, semble pouvoir, dans son caractère cahoteux, ses tiraillements, son équilibre bancal, nous sortir de cette bie pauvre alternative si souvent rejouée dans l’horizon des désillusions humaines.

 

Par Philippe Corcuff / dessin de Charb