Phil Noir « Ils étaient tous snobs et suffisants. Il l’avait toujours su, mais jusqu’ici leur nullité ne l’avait pas frappé à ce point. C’étaient tous des diplômés d’université. (…) Maintenant ils gagnaient beaucoup d’argent, ils jouaient les importants (…) Et jusqu’à ce moment précis où, assis à son bureau, il s’était mis à réfléchir à tout ça, jamais Herb ne s’était rendu compte quel crétin il était lui aussi. Il ne valait vraiment pas plus cher que les autres. » David Goodis, Retour à la vie (Retreat from oblivion), 1938.

La double arrogance que donnent les diplômes et l’argent n’a pas fini de frapper les esprits faibles de ceux qui prétendent nous gouverner : les « chefs d’entreprise » pour la vie économique, les politiciens professionnels pour la scène politique, les patrons des grands médias pour nos cerveaux lents, les énarques pour « tout »…
Goodis dépiaute au scalpel l’inconsistance propre à l’existence de ceux qui croient imposer un sens unique à nos vies. Leur vacuité apparaît si compacte qu’elle les empêche de voir les mouvements pitoyables de leur carcasse dans notre monde de simples humains, en les enfermant dans l’illusion d’appartenir à un univers à part. Ils ont souvent les mots « vérité » et « réalité » à la bouche pour en assommer les « irréalistes » que nous serions, mais sont bien incapables d’affronter la réalité la plus proche et ses petites vérités ordinaires. Suffira-t-il toutefois de se débarrasser de ces quelques « Importants », au cours d’un mythique « Grand Soir », pour que s’ouvre enfin un « Avenir Radieux » ? On a déjà donné… Au pire ça a fait des millions de morts, au mieux un vague à l’âme de gueule de bois électoral au petit matin gris.

Le roman noir, parce qu’il tente de se dépatouiller avec les tonalités tragiques de la condition humaine, nous pousse à aller plus loin. C’est aussi et surtout l’esprit des Importants qu’il faudrait se coltiner, et ce dernier réside également en nous. La suffisance crétine ne marque pas seulement les Z’élites, mais a des effets sur nos propres comportements. Vers 1548, Étienne de La Boétie parlait ainsi dans son célèbre Discours de « servitude volontaire ». Combien d’entre-nous se la jouent, écrasant de leur microscopique vanité leur femme, leurs enfants, leurs amis, leurs collègues de bureau ou de bistrot ?
Et le ressentiment accumulé à l’égard de « ceux d’en haut », parce que notre intelligence et nos talents n’auraient pas été reconnus à leur juste valeur, est-il un gage d’émancipation si on réussit à faire tomber ces colosses aux pieds d’argile ? Non bien sûr. De nouvelles z’élites remplaceront les anciennes, de nouvelles frustrations les anciennes. La Boétie l’avait déjà pointé : les révolutions de palais qui n’iraient pas chercher aussi les sources de l’oppression en nous-mêmes se limiteront « à chasser le tyran et à retenir la tyrannie ». Mais associer le travail sur soi et la transformation du monde, en ne se contentant pas de refourguer tout le poids de l’ignominie sur les autres, ça demande un peu plus que de cracher sa rebellitude d’adolescent prolongé sur un clavier informatique ! Les anarchoïdes et les marxoïdes pullulent sur internet, les anarchistes et les marxistes conséquents s’y font rares.

Phil Noir Est-ce à dire qu’il n’y aurait rien à attendre, parce que tout serait illusoire ? No future ? Le non-sens se présenterait comme La Vérité Définitive des sociétés humaines ? Attention à ne pas trop vite emboîter le pas d’autres qui se la jouent un peu trop. Vous savez ces crâneurs boutonneux qui, au lycée s’efforçaient de prouver votre inexistence et celle de l’humanité, en brandissant un livre de Nietzsche ou de Cioran. Eux aussi, comme les Z’élites ou leurs critiques manichéens, croyaient détenir au creux de leur main vos misérables vies. Mais leur jouissance, à cet instant, avait bien du sens : le petit plaisir d’être au-dessus, en englobant l’ensemble. Il y a aussi une comédie du désespoir, dont les sentences définitives n’arrivent même pas à rendre compte des joies procurées par cette comédie. Alors comment peut-elle vraiment supposer épuiser les sentiers sinueux de la vie ?

La mélancolie d’un Goodis s’abreuve de cette lucidité sur lui-même, sur nous-mêmes, et sur les pièges mêmes de la lucidité, quand on croit avoir bouclé ce qui est ambigu, mouvant, ouvert. « On se sent parfois englouti d’une sourde tristesse que viennent soudain dissiper un sourire et un rire. Et puis une autre tristesse, un sentiment délicat, beau, ineffable, vient s’y superposer. Tout simplement. Et voilà qu’elle aussi s’efface, engloutie par un autre sourire, un autre rire. Parfois plus rien ne bouge. Restent la douleur et puis le rire. Et par-dessus, un grand point d’interrogation. », note-t-il toujours dans son Retour à la vie. Ôtez « le grand point d’interrogation » et vous retrouverez la fatuité qui parfois nous gangrène, à l’extérieur et à l’intérieur.

 

Par Philippe Corcuff/dessin de Charb