« La cuisine devint un endroit
où la pitié n’avait pas cours.
Petit à petit, à force de paroles,
ils se dépouillèrent
de ce qui les faisait hommes.
Ils étaient tous des vigiles. »

William McIlvanney, Laidlaw, 1977.


phil-noir-10 1Cela se passe au domicile de Jennifer Lawson,
18 ans, assassinée. On est dans un quartier populaire de Glasgow. La famille et les amis se réunissent autour des parents. Les femmes et les hommes se trouvent dans deux pièces séparées. L’aigre musique de la vengeance s’impose alors à l’entre soi masculin. Le durcissement des affects, le gonflement de la haine, le besoin d’une violence répondant à la violence : l’impitoyable et humaine inhumanité des hommes se met inexorablement en marche. L’écart entre l’ignoble assassin et le chagrin des proches de la victime se réduit. Paradoxalement, c’est au moment où ils sont les moins éloignés en pratique, dans les remugles de leurs corps et de leurs têtes, que l’incompréhension mutuelle apparaît la plus radicale.

L’inspecteur Laidlaw est un flic à part. Il comprend cette incompréhension, mais ne l’admet pas. Il incarne un mélange étrange d’intuition compréhensive à la Maigret et d’humanisme tragique nourri philosophiquement de Kierkegaard et de Camus. Son jeune collègue Harkness saisit finement ses complications intérieures : un « équilibre prudent entre le pessimisme, les espérances échafaudées et qu’on s’attend de voir déçues et l’espoir, la découverte de possibilités inattendues ». Un sens du tragique de la condition humaine, que n’aurait pas encore déserté la possibilité de l’impossible utopique. Laidlaw conçoit justement le métier policier, à l’opposé du manichéisme rassurant d’un Miligan, sur le mode d’une investigation au cœur des chairs humaines, là où l’abjection des autres réveille nos propres faiblesses. Certes, comme Miligan ou les proches de Jennifer Lawson, nous préférons nous raconter d’abominables « belles histoires » de monstres, qui vont venir chercher au plus profond de nous les sentiments obscurs qui nous rapprochent finalement des criminels honnis. Quand, dans la douleur de l’être perdu et dans l’enchaînement de la vendetta, les pulsions les plus troubles deviennent presque légitimes. Á la manière de la mine réjouie de George W. Bush à l’annonce de la condamnation à mort de Saddam Hussein.

Rien à voir avec le boulot de flic selon l’hétérodoxe Laidlaw
 : « Ce que nous recherchons, c’est une partie de nous-mêmes ». Ce qui implique une rupture, non pas avec une boussole éthique, bien au contraire, mais avec une logique absolue de la certitude : « Ce que je veux dire, c’est que si tout le monde pouvait se réveiller demain matin en ayant le courage de ses doutes, pas des convictions, le royaume des cieux serait nôtre. Je pense que ce qui nous détruit, ce sont les fausses certitudes. (…) Qu’est-ce que le meurtre, sinon un absolu désiré, une certitude inventée ? Un manque essentiel de sang-froid ». Or le bétonnage des certitudes rattacherait précisément au crime les condamnations ordinaires du crime. Pour Laidlaw, un effort plus grand d’humanisation consisterait à y résister : « Ce que nous ne devons pas faire, c’est composer avec le crime dans la façon que nous avons d’y réagir. Et c’est ce que tout le monde n’arrête pas de faire. Devant l’énormité de la chose, ils perdent leur sang-froid et là où ils devraient voir un homme, ils voient un monstre ». Cette inquiétude humaniste est bien isolée dans l’océan de violences que traverse quotidiennement Laidlaw.

Est-ce à dire que le rouleau compresseur des frustrations et des violences ferait partie de « la nature humaine », sans possibilité d’y échapper ? Le roman noir écossais, dont William McIlvanney est devenu un maître au travers de livres malheureusement trop rares, ne se situe pas dans une telle perspective naturaliste oubliant l’histoire et les rapports sociaux. L’interrogation existentielle y croise la critique sociale. Les frustrations et les violences ne seraient que des potentialités propres à la condition humaine, qui trouveraient des formes variées et des intensités variables dans les différentes époques historiques et dans les diverses sociétés. L’âpreté de la grande ville capitaliste est ainsi au cœur de son portrait de Glasgow. Doit-on suivre pour autant les culs-bénits du gauchisme (ceux pour qui le monde est balisé par deux slogans : le « Aimez-vous les uns les autres » catho et le « Police partout, justice nulle part » anar) quand ils pérorent : « C’est la faute aux médias ! C’est la faute au Système ! » ? Non, parce que dans leur monde au carré (comme un lit de bidasse), il y a bien peu de place pour le tragique de Laidlaw.

phil-noir-10 1Les médias ? Dans la recherche de l’audience à tout prix (selon l’analyse juste de Bourdieu), et non pas le plus souvent à cause d’une volonté cynique de manipulation (selon l’option trop simpliste de Chomsky), ils amplifient et légitiment des réactions sécuritaires, mais ils ne les créent pas de toutes pièces. Un bus flambant à Marseille à la fin du mois d’octobre et l’horreur d’une jeune fille brûlée vive apparaissent spontanément comme « représentatifs » des « banlieues » françaises. Via l’image télévisée, repassée en boucle, le cas singulier devient cas général. Il faudrait tout un travail critique autour de l’image pour freiner cette pente, et que la légitime émotion rejoigne une intelligence localisant l’événement. On aurait ici besoin d’un vrai travail journalistique, au sens noble du terme, et non de babillages entourant la dureté de l’image.

« Le Système » ? Si l’on entend par là une des tendances structurantes de nos sociétés, leur logique capitaliste et son cours actuel néolibéral, oui et non. Oui, car la marchandisation du monde et la dissolution des valeurs dans la valeur marchande, l’idéologie de la concurrence à tout prix, les frustrations nées de l’inégalité sociale, de la précarité et du chômage, sont des conditions sociales qui favorisent les violences. Sarkozy lui-même, qui agite démagogiquement la dénonciation de « la culture de l’excuse » dès que sont formulées des analyses sociales de la délinquance, sait bien ce qui sépare les quartiers Nord de Marseille de sa commune Neuilly ! Non, parce que les infamies sexistes, racistes ou homophobes risquent fort de perdurer dans une société non-capitaliste. Non également, parce qu’il y a des tas de mécanismes sociaux quotidiens qui développent la rivalité, les fantasmes inassouvis, les frustrations (par rapport à celui qui a un salaire de quelques euros de plus, un jardin mieux fleuri ou un tatouage « trop classe ! »), les écorchures de l’ego, les brutalités, etc. Le sociologue Bernard Lacroix a, par exemple, lucidement analysé les déchirements inter-individuels, non pas dans l’enfer de l’entreprise néolibérale mais…au sein des communautés égalitaires et autogérés de l’après-1968 (voir L’utopie communautaire, PUF, 1ère éd. : 1981, réédition en 2006). Bâtir une société non-capitaliste en route sur les chemins de l’émancipation individuelle et collective devrait permettre de créer des conditions moins favorables aux frustrations et aux violences, mais sans résoudre définitivement (dans une harmonie de bonnes sœurs gauchistes) les tensions entre égoïsme et altruisme, concurrence et coopération, aspirations de l’individualité et contraintes collectives, liberté individuelle et égalité sociale, etc. Poser ces contradictions autrement, dans d’autres circonstances, engageant d’autres dynamiques, mais sans prétendre complètement éviter les dérapages, les régressions, les saloperies, ce serait déjà pas mal et plus ajusté aux fragilités humaines.

Avant d’ouvrir ce long chemin inédit d’une utopie pragmatique, nous rencontrerons bien des résistances, et pas seulement du côté des médias et du « Système », mais aussi du côté de ceux qui pourraient se mobiliser contre l’injustice sociale, un peu à la manière des hommes-vigiles de McIlvanney. Car ce qui est préoccupant, à la veille des échéances électorales de 2007, c’est que l’enflure sécuritaire marche si bien, que les angoisses, les ressentiments et les fantasmes donnent si facilement un crédit généralisant aux images télévisées. Quel sera le Laidlaw de la politique qui nous invitera alors à fouiller également en nous-mêmes pour éviter le pire ? En tout cas par la Mère Fouettarde « socialiste »…

 

Par Philippe Corcuff / dessin de Charb