Mauvaise réputation
A Lyon, cité que l’on croirait habitée uniquement de gastronomes, à voir la promotion quasi univoque, un rien outrancière des institutions pour faire la réclame de leur ville, on ne manque pas d’occasion de parler de vin.

(c) Bastien Sungauer

A l’heure du food porn glorifié, de la bistronomie galopante et des Bocuse d’or, véritables olympiades des toqués, on se dit qu’à Lyon, on sait de quoi on parle quand il s’agit de mettre les petits dans les grands et qu’en matière de liquides, l’extension de l’expertise ne souffre aucun doute.
Aussi, depuis que l’armoire à vins thermo-régulée garnit tout intérieur qui se respecte, que l’on suit avec frénésie les mozart du piano à six feux sur son petit écran et que, bien au delà de la cité des Gaules, une nation entière se passionne pour les plaisirs de la chair, la bonne, on se dit qu’une génération spontanée de génies culinaires et d’experts en vin a dû voir le jour. Et l’on se dit, en toute logique, qu’à Lyon, ces connaisseurs sont forcément légion.

(c) Angelo Della Spiaggia

 

Je suis un piètre connaisseur en vin. J’ai du mal à reconnaître une région, un cépage, encore moins une appellation. La seule chose que je distingue à tout coup, c’est le goût de bois et de caramel souvent immanquable des vins de grande distribution qui ne devraient pas être appelés vins. Sans doute ma mémoire n’est-elle pas faite pour cataloguer les saveurs et les couleurs pour les ressortir au bon moment. Je soupçonne d’ailleurs l’alcool de brouiller les pistes et d’être responsable de mon manque cruel d’habileté.
Je ne suis pas statisticien non plus et je ne pourrais dire si ce qui va suivre est une loi fondamentale et en mettre ma tête à couper. J’ai pourtant la certitude qu’il y a là un phénomène d’une récurrence a minima suspecte. 
Pas prophète en son pays
Voilà l’affaire.
Lyonnais depuis 35 ans, j’ai eu maintes fois l’occasion de causer vin avec des amis ou des personnes rencontrées autour d’une table. Des lyonnais comme moi ou des vrais de vrai, et des amateurs de vins, souvent mieux équipés que je ne le suis en la matière. Or il n’est pas rare —c’est un euphémisme—quand on en arrive au Beaujolais, que les avis convergent et sonnent d’une même note : la plupart ne boit pas de beaujolais, lui préférant pour l’ordinaire le côtes du Rhône et pour le grand ordinaire et les fêtes, son grand cousin le bourgogne (ou le bordeaux, bref des régions qui en imposent). C’est vrai qu’en matière géographique, le troisième fleuve (le Rhône, la Saône, sont les deux premiers qui irriguent la capitale des bouchons) est cerné par les grands crus, ceux prestigieux du Rhône nord et ceux, non moins célèbres des deux côtes de Bourgogne.
Le beaujolais n’est pas prophète en son pays. Oh, il y a bien le beaujolais nouveau, mais il est plus question, là, de se retrouver entre amis pour un bon moment que de réunions œnologiques. Certains avouent ne boire de beaujolais qu’à cette occasion, car « le gamay, ça ne vaut pas un pinot ni une bonne syrah ensoleillée ».
C’est vrai que le beaujolais nouveau, cette astuce de producteurs et de négociants souhaitant revigorer leur trésorerie au mois de novembre, n’a pas fait que du bien au beaujolais. Certes il l’a fait connaître dans le monde entier ; il lui a aussi collé une sale réputation. Comme le rosé pamplemousse nuit à tous les bons rosés —des rosés faits par de vrais vignerons— le beaujolais précoce a jeté une ombre sur toute l’appellation. Ajoutez à cela des années de production intensive où la quantité éclipsait la qualité, des années industrielles où, pour toute l’agriculture, l’amour de la terre, le respect des sols et la connaissance de son propre terroir venaient à l’esprit de si peu.
Les temps changent
Alors oui, le beaujolais n’a pas toujours été digne d’intérêt. Mais voilà, comme dirait Bob le hippie : les temps changent. Ou ont changé. Un beau jour de 1981, Marcel Lapierre, vigneron de Villié-Morgon rencontre le dégustateur éleveur de vin et négociant, Jules Chauvet, établi à la Chapelle de Guinchay.
Ce dernier lui parle du pays. Ou plutôt de la terre, de l’attention à porter aux labours, de l’intérêt de respecter les sols et la nature en général. Il l’enseigne également de techniques de vinification qui mettent en valeur le raisin et les qualités aromatiques du Gamay. A l’époque, c’est prêcher dans un désert de souffre. Le folie phytosanitaire frappe partout à grands coups d’engrais chimiques et de levures industrielles. Mais Marcel Lapierre ne s’y trompe pas et se tourne résolument vers une agriculture et des vinifications respectueuses de la nature. Cette dernière, bonne joueuse, lui rendra au centuple.
Le morgon non-filtré non-soufré de Marcel Lapierre fera même dire à Guy Debord : «Je ne connais aucune déception qui résiste à un morgon de Marcel Lapierre ».

(c) Bastien Sungauer

Londres, New York, Tokyo
Cette heureuse rupture d’avec le monde d’avant, Marcel Lapierre l’a transmise à quelques-uns et inspirée à beaucoup d’autres. Et pas seulement dans le beaujolais.
Mais la mauvaise réputation est un mauvais pli que la réalité a bien du mal à lisser.
Vingt ans après le départ de Marcel Lapierre et son virage merveilleux, des lyonnais et d’autres continuent à déconsidérer le beaujolais et à vilipender le Gamay. Ils n’ont sans doute aucune idée de ce que des vignerons d’ici font pour les gosiers experts du monde entier. Le New York Times a salué en son temps la disparition du Maître Lapierre (https://nyti.ms/2U3cQNZ), ce qui ne doit pas être l’effet du hasard.
Ceux qui voudraient s’en convaincre pourront comme à New York, Tokyo ou Londres se délecter de nectars des Lapierre, Breton, Dutraive, Lapalu, Métras, Paris —les héritiers— mais aussi des jeunots et déjà talentueux Bertrand, Bénier, Chemarin, Thillardon. Ils sont à portée de main, à portée de bourse, il suffit d’aller chez un bon caviste pour découvrir ce que la nature et le gamay savent faire de mieux.
Je dois pour finir cette mise au point et pour être tout à fait honnête, vous confesser que je faisais partie de ce club des lyonnais très fermés au beaujolais et au gamay. C’est un caviste qui a tout foutu en l’air. Je lui dois de trop boire mais de boire du bon, ce qui est tout le mal que je vous souhaite.
On boit un coup ?
Angelo Della Spiaggia
sous le contrôle de Vincent Déchelette, caviste amoureux.
En direct de la BBB : 
Salon Bien Boire en Beaujolais, Avril 2019.

illustration : Julien Paget