« Rien de bon quand j’arrive » ? Au contraire ! Nomad’s Land (Modulor Records, 2020), dernier album de Dooz Kawa, c’est bien du bon. Toujours la même exigence que dans les précédents opus. Toujours ce même sens de la formule, cette agilité dans l’appariement improbable des mots qui fait le propre de la poésie. Toujours ce jeu dans le flow porté par la voix éraillée de Dooz K.O. au service d’une éloquence libératrice « Pour acheter une vie d’otage tout c’que j’peux offrir c’est du son ». 13 titres qui fusent sur des samples toujours aussi décalés. Ici une boite à musique, là cet extrait d’une vidéo d’enfants qui dans les années 1970 confiaient leurs inquiétudes sur l’an 2000. Touchant, ce mioche, qui aurait pu être nous, qui livre pèle mêle sa peur de la « bombe H et du mariage ». Mais le son, chez Dooz Kawa, c’est surtout une attention particulière portée à la mélodie, souvent point aveugle du rap, qui chez lui vient ajouter du contraste avec les rythmes bruts. Comme la balalaïka tellement envoutante de Mandino Reinhardt dans Balalaïka sur l’album Etoile du Sol… Ici, c’est un violon, du flonflon, une guitare ou encore des trompettes qu’on croirait tirées d’une BO de western spaghetti.

Les thèmes ? La société, l’amour, le sexe… la vie quoi, qui fait le registre habituel de l’artiste, un état pas toujours facile à revendiquer quand on est rappeur ! « Être artiste, mission suicide, détruire l’ennemi c’est toi-même […] Quand j’retourne au quartier même les proches me traitent d’artiste ». Trempée dans un bain légèrement acide, sa plume désabusée évoque la violence sociale. Pas grand-chose à faire pour éclaircir le ciel des cités. « Dans l’anonymat des mégapoles, on s’demande pas pourquoi les gars collent des ieufes, pourquoi picolent les ieuvs, c’est parce qu’à jeun c’est pas si drôle. Ici les gens qui s’aiment s’ignorent, et gros c’est mort, on n’écoute plus vos conseils mais le requiem des rossignols ». Au détour d’une strophe, Spinoza est convoqué. « C’est quoi qu’on tise ? Passe-moi ton splif, la pression d’la société a engendré des passions tristes ». Alors on fait quoi ? On mise sur la politique ? On aurait pu, mais non. Là-encore la défiance balaie l’espérance. Si la société est aussi malade de son système politique, c’est que « tant de scandales politico-financiers marquent mon siècle » et que « les égouts d’la politique évitent les filtres d’la justice ». Bien sûr que la critique est sévère, et Dooz Kawa le sait. « Tu trouves qu’c’est un cartoon, qu’mes critiques sont des rancœurs ? P’t-être bien car c’est un clown qui a dû créer Les Restos du cœur ». Cette noirceur enténèbre les cœurs et entrave toute tentative de fuite. « Ça sert à rien d’déménager lorsque le ghetto est en toi ». Comme dans les autres albums, viennent des textes crus qui parlent cul et les oreilles de ma mémé saignent. Mais que faire d’autre que du « rap sale » quand « pour nettoyer nos âmes il faudrait qu’on prenne un bain d’sang ». Rien à quoi s’accrocher si ce n’est l’amour. On s’en reparle.

Sur les albums de Dooz Kawa, les invités ont toujours la classe. Après Hippocampe fou (Brako) et les lyonnais de l’Animalerie sur l’album Bohemian Rap Story – notamment Guillotine, morceau d’anthologie sur la boxe avec Lucio Bukowski et le magnifique Maison citrouille avec Anton Serra –, Nomad’s Land fait de la place à Davodka, Swift Guad, Degiheugi ou Gaël Faye. Le son de La vague, avec Gaël Faye, claque tout singulièrement. En introduction, un bout d’échange avec le philosophe Dorian Astor, passé par l’album pour discuter substance et accident. « Toute vie n’est qu’un accident. En vocabulaire technique de philosophie, l’accident c’est ce qui arrive à une substance. Donc si on est quelqu’un, une substance, l’accident c’est tout ce qui nous arrive ». Mais voilà, il vient nous dire qu’on ne peut séparer les deux et que la substance est accident. Cette idée nous condamne à composer avec le temps ; là encore, impossible de s’échapper. « Le temps qui passe est un défi qui nous suicide à petit fil. Il met des rides à ceux qu’on aime et fait chuter les seins des filles ». Alors la vague peut servir de métaphore au temps parce qu’elle n’est que l’incessant mouvement de l’eau. Elle est l’instant qui dure parce qu’il est toujours renouvelé et suivi d’un autre. Apprendre à nager, c’est composer avec l’instant de la vague, attendre la suivante et se projeter dans une durée. « J’plonge un couteau entre les dents dans la vague graver mes initiales et affronter dans l’ouragan tout mon traumatisme initial […] Et j’ignore encore si la vague s’ra renaissance ou bien suicide. Quand elle me crachera sur la plage de par ses ténèbres liquides ». Apprendre à nager, c’est apprendre à durer, c’est partir à la quête de soi et de son identité, installer de la continuité « dans tous ces trucs discontinus qui nous arrivent dans la gueule ».

Voilà ce à quoi s’accrocher : se connaître soi-même – comme le disait Socrate (venu faire un feat. sur le morceau Ode à l’État) – et même si c’est d’abord douloureux. « Quand t’es seul face à toi-même les premiers temps sont la souffrance ». Mais se trouver, soi, permet de s’affranchir du moi et ainsi laisser de la place à l’autre. « Il faut apprendre à s’aimer seul, être égoïste et t’aider toi à te sauver. Car si tu te noies tu ne pourras sauver personne ». Alors l’amour devient possible. Adressée au petit Milo, son fils, dans le titre éponyme, une leçon en 8 temps, et « Primo, l’amour, c’est la lumière. Et s’il fait nuit un peu parfois, c’est un clignement de paupière comme le phare des yeux d’Elsa ». Cette lumière scintille au ciel des anges, là où Dooz K.O. se rend dans Plume, l’un des plus beaux titres de l’album. Mi-piano mi-forte, Dooz Kawa y raconte son périple pour voler aux angelots le duvet de leurs ailes avec lequel il pourra couvrir son aimée.

« Et lorsque ce monde te malmène et t’apprends le désamour de toi, N’oublie jamais quand même qu’on est de très belles poussières d’étoile »