LEÇON DE CHOSES N°4 : « ET L’ÉTERNEL A ÉCOUTÉ MA PLAINTE (PSAUMES 6,10) »

 

mon-pire-plan-cul-4 1J’étais fraîchement séparée du père de mes enfants, pas vraiment à la recherche d’un bonhomme. Pas hostile non plus, notez bien. Pas réfractaire à laisser les choses venir, pour voir où elles mènent… Je baignais dans l’euphorie tranquille d’une hypothèse où, désormais, je savais les pièges à éviter. Je me pensais armée pour construire la plus fantastique relation du monde avec à peine deux bouts de bois ; la Mc Gyver de l’amour. Et vous savez ce que sont les premières semaines sans enfant, on sort, on goûte avidement au souffle de liberté, qui emporte dans la nuit les horloges, ces ennemies des parents et meurtrières des couples. Rien de trivial dans cette liberté, des repas, des ballades en montagne, des amis d’amis qui vous font un peu la cour, à l’ancienne…

Celui-là n’était pas mal, entre deux âges, demi-sourire américain, trois pattes d’oie de maturité et une louche d’innocence feinte dans le regard. Des cheveux sur la tête plus que sur les épaules, ventre plat, jambes solides. Et drôle, avec ça. Cet humour un tout petit peu distant, qui laisse juste assez de place entre deux corps pour que s’y développent les projections les plus hardies. Il m’a fait rire, alors il a recommencé, plus près, à l’intérieur du périmètre de sécurité. Je n’ai pas reculé. En m’esclaffant légèrement trop fort (oui, mon rire est un point fort, j’ai de jolies dents), j’ai posé ma main sur son avant-bras électrisé, en fausse bonne pote. La parade nuptiale était pliée, ne restait plus qu’à régler le navigateur de vol vers la couette, où nous finîmes par échouer dans la nuit, plus tard que je ne l’aurais souhaité.

Les premières fois sont souvent un mélange d’émotions contenues, de maladresse et d’enthousiasme, celle-ci n’échappa pas à la règle, mais dans la bonne moyenne. Attentionnée, mais virile, ni trop longue, ni trop brève, en un mot prometteuse. Quelle surprise, alors que j’étais plutôt contente et ragaillardie, d’entendre alors le bonhomme éclater en sanglots, à peine l’affaire faite. Pas un petit chouinement : du gros bouillon. Et ça durait… Au début, j’ai essayé de faire comme s’il saignait du nez : « tu as besoin de quelque chose, un pansement ? », mais il n’a pas réagi. Je suis allé chercher un verre d’eau, je ne savais pas trop comment me tenir, il ne m’aidait pas beaucoup. Il a fini par m’expliquer. Il était accro aux films pornos. Maladivement. Ça lui avait coûté son boulot, sa vie sentimentale, sociale. Il y avait passé tout son temps. Il s’était fait soigner, ça n’avait pas été facile. Et là, le fait de coucher avec moi réveillait ses angoisses de replonger.

mon-pire-plan-cul-4 2J’essayai de le prendre avec humour, tendance complicité, pour dédramatiser la scène : « donc tu pleures, parce que je t’évoque tes séances de pignole tout seul derrière ton écran… C’est le plus beau compliment qu’on m’ait jamais fait ».
Ça ne l’a pas fait rire. Il a tenu à me détailler son addiction, pour que je comprenne. On était tous les deux à poil dans un lit, lui qui se plaignait de ses branlettes et ses films pornos, sans une question, sans s’enquérir de la manière dont j’étais en train de vivre cet original premier moment à deux. Je ne pouvais pas répondre sérieusement, je ne pouvais pas plaisanter. Je n’étais invitée qu’à écouter sa longue plainte… « Et l’Éternel a écouté ma plainte ». J’étais un Dieu inexistant recevant les lamentations des fidèles… Je n’étais plus une personne, mais un déversoir, guère plus qu’une pissotière dans laquelle il aurait vidé ses excessives nécessités.

Je le laissai donc continuer et filai la toile de mes pensées. Peut-être en est-il ainsi, de la plainte ? Ce ne serait qu’une manière de devenir le seul sujet du monde. Après tout, pourquoi pas… C’est normal après tout de se faire un peu de place, lorsqu’on se sent piétinée, oppressée. Mais la plainte comme mode permanent, comme relation au monde… Non. On se plaint du boulot, des enfants, du bonhomme. On se plaint aux copines, on se plaint chez le psy, on se plaint des politiques, des pollueurs, des marchands d’armes. On se plaint de la télé et du temps qu’il fait, des goûts musicaux de la jeunesse et de la nostalgie amère des anciens. On se plaint, on se plaint… On se plaint pour essayer de se conforter dans l’idée que nous sommes la seule personne dans un monde où tout le reste ne serait qu’objet, en sachant que tous les autres en font autant. On se plaint pour se réconforter soi-même et rater les rencontres, rater la relation à soi, aux autres et au monde.

« Et l’Éternel a écouté ma plainte… », puis il m’a demandé de fermer ma grande gueule et d’écouter à mon tour. Pour revenir au monde.

 

Sous-Commandant Marco