« Leçon de choses n°1 : Les Déplacements de la Morale. »

mon-pire-plan-cul-1 1C’était un de ces bars trop plein, un de ceux où l’on fume encore depuis la prohibition, dans le bruit, les excès de bière et les franges collées de transpiration. J’ai tout de suite remarqué cette fille trop grande, trop costaude, trop jeune surtout. Elle semblait s’ennuyer, vidait verre sur verre, balayant la salle de son cil mou, en radar circulaire qui s’arrêtait un peu trop longtemps sur moi. Peu avant la fermeture, les mouvements de foule ont favorisé le contact. Elle en avait pour des plombes à rentrer chez elle, j’ai pris la balle au bond et lui offrais ma descente de lit Ikea, à peine dix minutes à pieds, en temps normal.
Elle était bien éméchée et avançait en zigzag, un peu tendue par la situation. Je n’étais pas à l’aise, pas que je sois inaccoutumée aux surgissements aventureux, mais j’aime bien qu’ils s’assument. Si on n’est pas là pour rigoler, avec l’alcoolémie, la galipette devient vite saumâtre.
Son physique assez démesuré et sa gueule pas très belle m’intriguent un peu, j’oscille entre appétit et inquiétude, ouf, un peu d’adrénaline, quoi. Chemin faisant, j’apprends qu’elle a dix-neuf ans. Merde, presque la moitié de mon âge… Ça n’empêche pas qu’elle peine à hisser sa carcasse au troisième étage, elle titube pas mal, en arrivant, je commence à hésiter sur les suites à donner. Absentem laedit, qui cum ebrio litigat, celui qui cogne un ivrogne, frappe un absent. Je ne suis pas loin de penser la même chose pour le sexe. Je l’installe sur le canapé et vais chercher un verre d’eau, quand je reviens, elle se tient la tête à deux mains : « j’ai mes règles ». Bon, vu les jeux entre filles, ce n’est pas l’information qui va déglacer l’atmosphère. « Et je suis vierge ». Ah oui, mais non. Je n’ai aucune intention de prendre cette importance de la première fois, surtout bourrée comme un coing, dans une orgie sanguinaire. Pas question, reste sur ce canapé, bonne nuit.

Au matin, après l’avoir chassée de chez moi, en touillant mon café, les déplacements de la morale m’ont fait sourire. Une expérience saphique à l’occasion ne me pose aucun problème, mais je rechigne à la sexualité saoule. L’alcool dépasserait-il l’homosexualité comme indice d’immoralité ? Peut-être justement parce que la transgression des cadres moraux antérieurs, tout en refusant le consumérisme, demande d’avoir un ou une partenaire pleinement conscients, clairement sujets, dont le plaisir soit aussi important que le mien. L’effacement d’une morale en génère une autre, qui sait…

J’ai refusé aussi sa virginité, cette toison d’or que chacun s’évertue pourtant à arracher, érigée en trophée dans la plupart des civilisations, parce que la défloraison représente l’inoubliable inédit, le porteur d’irréversible. Le discours commun insiste sur notre besoin de singularité, de distinction, mais on a aussi besoin de se faire oublier, de ne pas compter, de nous oublier et nous faire oublier. J’avais besoin que mes actes n’aient pas de conséquence. Ces rencontres de bar ne peuvent selon moi que mener à des nuits fantomatiques, des nuits d’où l’on s’efface dans un souffle, où le présent même n’est pas certain. Des nuits sans numéro de portable au petit matin. La légèreté n’est pas consumériste, au contraire, elle est un effort de suspension en l’air, de causes sans conséquences. Elle a ses conditions. Difficile d’être à la fois inédite et anodine. Ni vierge, ni bourrée.

Sous Commandant Marco