Michelle Zancarini-Fournel : Les Luttes et les rêves, une histoire populaire de la France de 1685 à 2005

Qui s’en souvient ?

Wampanoags, Paranokets,
est-ce que ça vous dit quelque chose?
je continue. Narrangansetts,
Beotuks, Pequots, je fais une pause.

L’Espagne, la France et l’Angleterre,
déjà là c’est plus reposant.
Pour discuter vocabulaire
faut commencer par être vivant.

Pour assurer notre survie
on a tué bien des personnes.
Leurs noms ne sont pas tous écrits
dans les registres de la Couronne.

Si j’ai le droit d’parler français?
(ou anglais?)
Du fond de mon coeur, des os de mon corps,
va demander ça aux Iroquois.
Pi profite-z’en, y en reste encore.

Richard Desjardins, Montréal, 4 janvier 1989,

in Le Trésor de la langue (René Lussier / Fred Frith / Tom Cora…)

À rebours des manuels centripètes qui nous ont inculqué l’Histoire de France une et indivisible autour de quelques grandes dates, de parenthèses plus ou moins enchantées  et d’une poignée de grands hommes très « jacobinement » et « machistement » retenus sur les trônes et autres chaires de la capitale, Michelle Zancarini-Fournel passe ici l’histoire du pays à la centrifugeuse pour nous présenter une histoire de France réellement différente. Une histoire non pas des « grands » de ce monde mais des « petit.e.s » gens : celle de ceux – et surtout de celles – que l’Histoire s’est attachée à laisser anonymes pour mieux les oublier, soit qu’ils furent vaincu.e.s dans leurs luttes (massacré.e.s, transporté.e.s, emmuré.e.s dans le silence des bagnes et geôles d’Etat), soit qu’ils furent, plus prosaïquement, du « deuxième sexe », provincia.ux.les, colonisé.e.s,  en un mot surnuméraires et trop ordinaires pour nourrir les annales d’une mémoire officielle non seulement avide de faits glorieux mais aussi très susceptible quant à la maîtrise de son récit. Dans la lignée de l’historien britannique Edward P. Thompson prônant une « histoire par en bas », l’auteure délivre donc une histoire de/en lutte, quelque part entre le travail entrepris par Howard Zinn sur l’histoire des Etats-Unis et l’Histoire-monde chère à Fernand Braudel, récemment appelée de ses vœux par Patrick Boucheron dans Une histoire mondiale de la France. À elle, sincères remerciements : voici enfin une approche de l’histoire de France humble, vivante, en résonance avec toutes les histoires du monde.

Neuf cent pages et un conséquent appareil de notes : immense travail de collecte et de synthèse que celui entrepris par Michelle Zancarini-Fournel pour saisir quelques trois cents années d’histoire de France. Partant de 1685 – date à la fois de l’adoption du Code Noir comme un blanc-seing à l’esclavage et de la révocation de l’Édit de Nantes sonnant à la chasse aux protestants – pour courir jusqu’en 2005 – « moment où se révèle […] le caractère post-colonial d’une histoire nationale confrontée à un retour du refoulé, celui de la colonisation », l’auteure s’emploie à la relation des convulsions politiques, économiques et sociales qui ont irrigué l’histoire du pays. Révoltes frumentaires, soulèvements anti-fiscaux, rébellions paysannes et ouvrières, instrumentalisations belliqueuses des religions… la vie du « pays-qui-n’est-pas-qu’un-hexagone » (ses colonies comme des exosquelettes à ses pouvoirs économiques et politiques) a été traversée de convulsions agitant l’Europe entière et, plus loin, le monde entier.

En effet, de la même manière que la Déclaration des Droits de l’Homme de 1789 a nourri la révolte des « Jacobins noirs » de Toussaint-Louverture et permis de libérer la première colonie caraïbe (Haïti /Saint Domingue), l’histoire de la France, au-delà de ses propres mouvements internes  provinces/capitale est  faite d’incessants allers-retours de la métropole aux colonies, dans un mouvement centrifuge qui aboutit à une histoire connectée à celles de nombreux peuples, de nombreuses nations. On est loin des litanies ânonnées à l’école : 1789, 1830, 1848, 1870/71, 1917, 1936, 1968, 2005 ?… et quoi encore ?, « il y a des chiffres qui me font mal à mon dicteur », dirait Ferré. Et il est de toute première instance de trouver à ce calendrier-de-moments-appelé-Histoire une trame, une étoffe (une « noblesse » dirait encore Ferré) qui lui fait bien souvent défaut. Pour cela, il convient de réintroduire de l’anthropologie du quotidien, de l’émotion collective et de la culture vernaculaire : faits divers, chants populaires, mouvements mutuellistes et coopératifs, banquets, phalanstères, unions, syndicats, mouvements de grèves et manifestations… L’Histoire se trame comme un tissu, au fil de solidarités de combat constituées contre les puissants.

On y croise des esclaves sans maître, des bandits de grand chemin sans gabelous, des femmes sans mecs, des ouvriers sans patron, des prisonniers sans maton, des canuts sans-culotte, des prêtres sans calotte, des paysans sans terre… et ce, à perte de vue, jusqu’aux sans-logis, aux sans-emplois, aux sans-papiers d’aujourd’hui… Il y a aussi des artificiers et des mineurs, des prolétaires utopistes et des pétroleuses poètes, des communistes, des anarchistes, des amazones et des zonards, des pirates et des apaches, des dockers et des rockers, des gens de plume et des homos, des rhétoristes et des terroristes, des « imbéciles heureux qui sont nés quelque part » et des « étrangers-partout ». Les grands, ici, sont tout petits. Qu’ils soient rois, empereurs ou présidents, ils n’apparaissent qu’en creux, comme les parts d’ombre et en sous-texte de celles et ceux qui luttent contre leur joug. Avec en joue pour ces-derniers, tantôt la liberté, tantôt l’égalité, dans les fraternités nécessaires à engager le combat. Combat où aucun droit gagné n’est jamais définitivement acquis. Où la moindre avancée se fait pied à pied, poing à poing, souvent à armes inégales. Où l’on découvre une histoire travaillée continûment par des revendications formulées aussi bien dans les troquets que dans les banquets (républicains), dans les salons que dans les prisons, aux six coins du pays comme dans les lointaines colonies. Aussi bien au sujet du cours du blé que du prix du pot de vin. De l’exploitation de l’homme par l’homme que des progrès des machines et de l’industrie naissante.

Contre l’européocentrisme ou le repli national, il convient d’expérimenter de nouvelles manières de penser et d’écrire l’histoire. Michelle Zancarini-Fournel signe ici un livre qui fera date : une histoire nationale enfin connectée aux histoires des nations et des peuples qu’elle a bousculés, qu’elle a traumatisés, que parfois elle a détruits à jamais. Voici un livre comme un devoir de rescousse à une histoire à exhumer. Une manière de remplir un angle-mort et de suturer certaines failles mémorielles, de renouer avec une histoire qui se tisse collectivement au quotidien et qui appelle à redresser l’échine. Get up ! Stand up ! Don’t give up the fight !

« Vois-tu, la différence qu’il y a entre moi
et Monsieur Ford ou Monsieur Fiat,
C’est que Ford ou Fiat
envoient des ouvriers dans des usines
et qu’ils font de l’argent avec eux.
Moi, j’envoie mes idées dans la rue
et je fais de l’argent avec elles.
Ça te gêne ? Moi, non ! Et voilà ! »

Léo Ferré, et basta !, 1973

Marco J.