LA GUERRE DE 14, SPECTACLE ANÉMIÉ

Joe Sacco

Joe Sacco

La station de métro Montparnasse-Bienvenüe, à Paris, comporte un très long couloir, que l’on peut traverser plus rapidement grâce à un tapis roulant. Depuis quelques jours, sa voûte est décorée d’une frise tirée d’une bande dessinée de Joe Sacco, intitulée La Grande guerre (Futuropolis). La fresque représente plus exactement le premier jour de la bataille de la Somme, soit le 1er juillet 1916.

Centenaire du début de la Grande guerre oblige, les usagers de la RATP peuvent réduire l’ennui de leur passage dans ce couloir de 130 mètres par une vision détaillée de ce que fut cette bataille. Chaque extrémité du couloir expose la situation dans l’un des deux camps (allemand d’un côté, anglais et français de l’autre) pour, au centre, présenter le cœur de la bataille. L’avancée dans le couloir est ainsi une progression dans la guerre. Si, à chaque entrée, on a une représentation de la vie à «  l’arrière  », là où les militaires partagent leur quotidien avec les civils et sont encore à l’abri, se reposant dans un paysage campagnard, plus on avance et plus les combats se rapprochent : des troupes terrées dans les tranchées, des positions d’artillerie, des barbelés puis une zone noircie de fumée où se multiplient les explosions et où le sol laisse apparaître des corps sans vie.

les-texticules-de-pedro-9 copieNul doute que le dessinateur s’est amplement documenté pour offrir une représentation la plus exacte possible. Il a certainement lu les historiens et compulsé l’iconographie de l’époque. L’apport documentaire bénéficie surtout d’un style de dessin très clair et agréable. Joe Sacco est un adepte de la « ligne claire », tradition de bande dessinée qui se caractérise donc par la clarté du trait, une simplicité du dessin qui n’exclut pas la précision. Clarté encore : le tout est en noir et blanc.

 

Le choix de ce style pictural pour rendre compte de cet événement historique est, à mes yeux, une imposture politique et morale.
La guerre de 14-18 fut, chacun le sait, une immonde boucherie au cours de laquelle des millions d’hommes furent envoyés se faire massacrer au moyen de ce que la technologie militaire de l’époque pouvait offrir de plus efficace : bombes, canons, gaz toxiques, armes automatiques, etc. La guerre de 14-18 n’était pas en noir et blanc. Elle avait des couleurs, celles d’un abattoir. Elle était maculée de sang, de dégueulis, de merde, de boue. Elle était jonchée de têtes arrachées, de troncs éviscérés, de membres sectionnés. Elle puait la charogne en décomposition couverte de mouches et d’asticots. Elle fut le triomphe du mépris le plus assuré de la vie humaine, alliée au militarisme et au nationalisme les plus infâmes.

les-texticules-de-pedro-9 2Ce que nous livre la fresque en est une vision aseptisée, privée de couleur pour en juguler l’horreur, dépourvue de ce qui pourrait susciter la moindre émotion, le moindre sentiment d’indignation ou de révolte. Des soldats sont allongés sur le sol : ici pas même deux trous rouges au côté droit pour réaliser qu’il ne s’agit pas de dormeurs. Seule leur situation dans une zone de combat permet de comprendre qu’il s’agit de cadavres. Des blessés sont portés par leurs camarades mais les crânes ou membres bandés laissent penser qu’ils s’en remettront facilement ; ici, pas de mutilations, pas de gueules cassées, pas de gangrène. Le sol est net, nullement encombré de morceaux épars de corps déchiquetés. Même les visages des combattants sont curieusement impavides, voire indifférents à l’horreur censée les entourer. Les officiers élégamment dessinés ne risquent pas la moindre mutinerie. On est à mille lieues de la force expressive de ce qu’un Tardi était capable d’insuffler à sa mise en image — terrifiante — de la même guerre.

Cette fresque est à l’image des commémorations qui s’annoncent : une guerre de 14-18 relookée pour en offrir un plaisant spectacle , folklorisée pour en faire une abstraction anhistorique, aseptisée pour en neutraliser ce qui, cent ans après, en constitue encore et toujours le scandale constitutif : des gouvernements n’hésitant pas un seul instant à massacrer leur propre population pour servir les intérêts de leurs classes possédantes. Des commémorations anémiées pour faire oublier que les conditions économiques, sociales et politiques du massacre de 14-18 sont toujours présentes.

 

Pedro