Du danger de la lecture pour la consommation des hosties

charlie_hebdo_copie-d5b0eLe lendemain de la mise en vente du premier numéro de Charlie-hebdo post-attentats, il y avait à 6 heures du matin une queue d’une douzaine de personnes devant chacun des marchands de journaux de mon quartier. De l’un, une dame d’une soixantaine d’années, plutôt bien mise, sortait, radieuse, en arborant fièrement la désormais célèbre couverture verte « Tout est pardonné ». Je ne sais pas si, comme les quelque huit millions qui se sont arrachés ce numéro, elle s’est sentie récompensée de ses efforts à la lecture.
Peut-être pas. Certain.e.s ont dû déchanter en constatant que le journal ne faisait pas forcément dans la délicatesse ou le bon goût — spécialement les martyrs. Ils ont eu droit, côté Charb, à des gardes républicains décorés d’étrons canins. Côté Wolinski, à des accouplements lesbiens élégamment dessinés. Côté Tignous à une jeune femme affirmant se faire bouffer la chatte pendant le ramadan. Côté Cabu, à un pape se désolant de faire communier des « mangeuses de bites ». Ils ont pu constater également que Charlie n’était pas spécifiquement islamophobe, les curés et les rabbins constituant également des cibles de prédilection.

Les lecteurs ou lectrices dont l’intérêt pour Charlie aurait été motivé par la haine de l’Islam en auront donc été pour leurs frais. Ils pourront toujours se justifier en disant qu’il ne s’agissait que d’un geste de soutien ponctuel, qu’ils ne réitèreront pas. Mais songeons à celles et ceux qui, dans un élan de générosité purement circonstanciel, se sont abonnés… Ceux-là en ont pris pour un an et n’ont pas fini de payer, semaine après semaine, le prix d’un soutien décalé. Le journal ne se prête guère à la récupération et les survivants de la rédaction y sont manifestement vigilants.

Soyons plus positifs. Le massacre et l’émoi qu’il a suscité a fait que des gens qui ne connaissaient pas Charlie l’ont découvert et se sont mis à le lire. Sans en surestimer les effets, on peut espérer que cette lecture provoquera des interrogations, induira des réflexions et, peut-être, des changements dans la manière de percevoir et d’interpréter le monde autour d’eux. Même ponctuelle et motivée par de mauvaises raisons, la fréquentation de Charlie peut avoir des effets bénéfiques — ne serait-ce qu’en profanant un ensemble d’autorités et de pouvoirs dont la sacralité sert surtout à entretenir leur domination.
Au moins ceux-là ont-ils lu Charlie, que cette lecture leur ait plu ou pas. Tel n’est pas le cas de celleux qui, parmi nos Grandes Autorités Intellectuelles, ont pris la plume pour signifier que les rassemblements populaciers du 11 janvier étaient bien trop vulgaires pour qu’ils viennent s’y compromettre. À eux, on ne la fait pas. Pour eux, Charlie était trop ceci, pas assez cela (1). C’est d’ailleurs pour ça qu’ils ne le lisaient plus, ou pas. Mais faute de le lire, ils n’en connaissent pas le contenu. Non, Charlie ne ciblait pas seulement l’Islam et, à travers lui, les jeunes des classes populaires issus de l’immigration musulmane. La simple consultation du journal montre que le christianisme et le judaïsme y sont autant attaqués, comme sur cette couverture du 10 décembre 2014 où le thème de la crèche est décliné sur un registre scato. Et, non, ce n’est pas faire preuve d’anticléricalisme d’arrière-garde que d’attaquer les religions — les cortèges massifs de la « Manif pour tous » sont là pour prouver que les forces de la réaction sont encore puissantes et influentes.

sans_titre_3-2e6f3Charlie est un des rares journaux à refuser de céder à l’œcuménisme de bon ton qui, aujourd’hui, rend pratiquement inaudible toute critique de la religion en tant que telle et sans distinction. L’injonction à respecter les croyances d’autrui est certes précieuse en ces temps d’ostracismes croisés, et la lutte contre toutes les discriminations tirant prétexte de la religion reste impérative. Mais l’appel à la tolérance néglige systématiquement un rapport à la religion qui est celui que, précisément, professe Charlie et pour lequel ses journalistes sont morts : l’incroyance, solidaire du refus de se laisser dicter sa conduite et ses pensées par des dogmes anachroniques. Une solidarité de toutes les superstitions fait que le mécréant, l’athée, celui ou celle qui refuse de croire en un éventuel être suprême et qui sait qu’il n’y a que les asticots, mais aucun saint-Pierre ni 70 vierges énamourées, qui l’attendent après sa mort, reste scandaleusement hors antenne. Et cela alors qu’il doit traverser la ville tous les 15 août pour trouver une boulangerie ouverte, à cause de l’assomption d’une prétendue mère et pucelle à laquelle même les parpaillots ne croient pas.

Refonder l’anticléricalisme pour lutter contre les forces de l’obscurantisme et de la superstition, le chantier est plus que jamais d’actualité. Heureusement, Charlie est toujours là pour nous inspirer.

(1) Un exemple parmi d’autres : http://www.liberation.fr/chroniques/2015/01/16/quand-nos-enfants-tuent-nos-peres_1182251

ndlr : le prochain numéro de Charlie sortira ce mercredi 25 février 2015


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