RÉCIT D’UN RETOUR AU PAYS NATAL (1), ou : Pedro s’envoie en l’air avec une grosse dame.

 

Sainte Claude

Sainte Claude

Quand je suis entré dans l’avion qui me ramenait des Antilles, j’ai vite compris que ce serait compliqué. Pas quand mon voisin, un petit gars de quatre ou cinq ans, a tenté d’engager la conversation en créole. Plutôt quand sa mère a échangé sa place avec la sienne. « Je suis large », m’a dit pour s’excuser cette dame indubitablement obèse. Les sièges de la classe économique étant calibrés pour des culs anorexiques, j’ai vite compris que j’allais passer les neuf heures du vol écrasé contre le bras de mon fauteuil.

La dame n’était pas seulement accompagnée d’un bambin bavard mais également d’un nourrisson. Elle avait de ce fait demandé un siège au premier rang, juste devant la cloison qui sépare les pauvres (pardon, la classe économique) des riches (s’cuse : la business class), où il est possible d’accrocher un berceau. L’hôte de l’air (c’est comme ça qu’on dit pour les hôtesses de l’air mâles ?) lui a rapidement installé le couffin, en lui promettant de lui donner de suite une couverture. Cinq minutes, dix minutes, quinze minutes se passent, le steward (c’est plutôt comme ça qu’on dit, non ?) passe et repasse à hauteur de notre rangée mais toujours pas de couverture. La dame l’interpelle timidement — « oui, oui, je vous l’apporte » répond le type en uniforme. Encore dix minutes, toujours rien, alors que le steward passe et repasse, l’air vachement concentré, style « me dérangez pas si voulez éviter le crash ». La dame tente sa chance couloir opposé où s’agite une hôtesse de l’air (là, c’est facile). Celle-ci prend un air limite vexé qu’on la dérange pour un service aussi trivial, répond que « oui bien sûr » et trace vers le fond de l’aéroplane blindé en oubliant aussi vite la couverture. Toujours rien. Le membre de l’équipage (2) repasse, cette fois-ci la dame le coince en lui redemandant la couverture promise. Il part sans rien dire puis revient et, royal, lui accorde la fameuse couverture tant convoitée.

Sainte Claude

Sainte Claude

L’avion décolle. Toujours écrasé, je me console en sirotant le ti-punch prélude au repas et en espérant que le rhum (ou la canne) facilitent la circulation sanguine. L’hôtesse, sourire professionnel nickel, me tire de mes rêveries : « poulet ou poisson ? » — « poulet ». Après m’avoir servi, elle s’adresse à ma voisine : « poulet ou poisson ? » — « poulet » — « ah, y’en a plus, je reviens ». Elle repart vers de fond de l’avion, revient avec un nouveau chariot rempli de délices Sodexho et recommence sa distribution… à partir de la rangée située derrière la nôtre. Là, je me dis « c’est pas possible, elle ne l’a quand même pas oubliée ». Eh ben si, et il a fallu que j’aille lui signaler qu’une dame, quoique en indéniable surpoids, espérait bénéficier du plateau inclus dans le prix de son billet.

Moralité : mieux vaut être blanc, mec, petit bourgeois et à peu près conforme aux standards de la sveltesse que noire, femme, obèse, sans doute de condition modeste, chargée de deux mômes et même pas accompagnée d’un mâle en mesure de vous faire respecter. Morale prévisible, certes, mais qu’il serait un peu trop rapide d’interpréter au prisme du racisme ou du sexisme de l’équipage. C’est, je crois, pire encore : les employés de la compagnie aérienne (3) ne l’ont pas fait intentionnellement mais l’ont réellement oubliée, comme on oublie tout ce qui est secondaire ou sans importance. Ils ont systématiquement zappé ses demandes sous l’effet d’une propension largement inconsciente à classer les gens — en fonction de différents traits de leur apparence, indicateurs d’un statut plus ou moins estimable ou méprisable — selon qu’ils importent ou sont au contraire négligeables, insignifiants, inexistants. Mais le pire était sans doute que ma voisine n’était même pas résignée, sans doute tellement habituée à ces marques de mépris qu’elle n’y prêtait pas, ou plus, attention. Conclusion bien aigre après s’être envoyé en l’air.

Pedro

 


1. En hommage au Cahier d’un retour au pays natal (1939) du poète martiniquais Aimé Césaire.
2. Voyez comme je me sors avec élégance de mes problèmes de vocabulaire.
3. Voir note 2.