Lady Macbeth de Mzensk,

à l’Opéra de Lyon du 23 janvier au 6 février

 

Opéra de Lyon "Lady Macbeth"

Pierre Bourdieu disait des faits divers qu’ils font diversion. C’est franchement un moindre mal lorsqu’ils inspirent des opéras comme Lady Macbeth de Mzensk, que dirige ce mois-ci Kazushi Ono à l’Opéra de Lyon. Sans doute qu’une œuvre détestée par Staline — qui, en 1934, dicta pour la Pravda un compte rendu assassin qui mit fin aux premières représentations — ne peut pas être mauvaise. Mais, même sans cette encombrante réputation, cet opéra de Chostakovitch retient l’attention par son caractère féministe avant l’heure.

Le titre, cependant, ne correspond guère à l’intrigue. Certes, l’héroïne Katerina Lvovna Izmaïlova, est par trois fois meurtrière mais, contrairement au personnage de Shakespeare, ce n’est pas un appétit démesuré de pouvoir qui la conduit au crime. C’est plutôt le terrible ennui qu’elle ressent aux côtés d’un mari, Zinoviy Borissovitch Izmaïlov, qu’elle a épousé sans amour et qui la néglige au profit des affaires de son négoce, et sous la coupe de Boris Timofeevitch, son beau-père tyrannique. S’il faut rapprocher Katerina d’un personnage littéraire, c’est Madame Bovary qui vient plutôt à l’esprit. Les deux se morfondent dans leur intérieur bourgeois, en attendant en vain que leur mari borné s’intéresse un peu à elles et en subissant les conventions étroites d’un milieu social qui ne leur accorde qu’un rôle de servante et de faire-valoir des hommes. Comme l’héroïne de Flaubert, c’est par l’adultère que Katerina va tenter de s’échapper à son triste sort. Mais malheureusement pour celle, c’est dans les bras d’un parfait salaud, l’ouvrier Sergueï que son mari vient d’embaucher, qu’elle s’y plonge.

Opéra de Lyon "Lady Macbeth"

Découverte par Boris en pleines galipettes extra-conjugales avec Sergueï, Katerina s’en débarrasse avec un plat de champignons assaisonnés de mort-aux-rats. Répit de courte durée puisque c’est Zinoviy qui débarque à l’improviste et découvre qu’un autre a pris sa place dans son lit. Cette fois, les deux amants s’unissent pour étrangler le mari et dissimuler son cadavre dans le cellier. Katerina et Sergueï s’apprêtent à se marier mais un ivrogne découvre la dépouille de Zinoviy et court alerter la police. Les amants meurtriers sont arrêtés pendant leur noce et condamnés. C’est dans un convoi de bagnards que Sergueï extorque à Katerina ses bas en laine (précieux quand on se dirige vers la Sibérie !) pour séduire une condamnée plus jeune, Sonietka. Se découvrant trahie, Katerina précipite Sonietka dans un lac avant d’y plonger à son tour.

Tous les hommes qui entourent Katerina sont des minables ou des salauds. Zinoviy est une chiffe molle que sa femme indiffère et à qui il n’a jamais été capable de donner un enfant. Son père Boris est un vieillard libidineux qui se taperait bien la femme de son fils, celle-là même à qui il fait jurer à genoux fidélité à son époux. Le pope apparaît lui aussi comme un vieux dégueulasse que titille manifestement la beauté de la mariée. Les policiers regrettent la rareté des pots-de-vin et ne s’intéressent au meurtre que par dépit de n’avoir pas été invités à la noce. Mais c’est surtout Sergueï qui s’impose comme le plus odieux. Participant avec ses collègues au viol de l’employée Askinia, il séduit sa patronne autant par appétit sexuel que par revanche sociale — le principal intérêt du meurtre de Zinoviy est pour lui d’accéder à son statut de patron — mais la délaisse et la trahit pour une jeunette sur le chemin du bagne. Si l’infortune — affective, sexuelle, sociale — de la femme mariée est exprimée avec force, le propos reste proto-féministe en ce sens que les voies d’une émancipation collective des femmes ne sont pas encore perceptibles. C’est le chacun pour soi de femmes mutuellement rivales parce que dépendantes des hommes que met en scène l’affrontement final, et mortifère, de Katerina et Sonietka.

Opéra de Lyon "Lady Macbeth"

La Katerina d’Ausrine Stundyte exprime subtilement toutes les frustrations et ambivalences de son personnage, tandis que le massif John Daszak joue un Sergueï sans doute plus brutalement macho que charmeur. La direction de Kazushi Ono donne aux scènes les plus érotiques une belle intensité musicale, tranchant dans une partition parfois prise au jeu de l’expression de la langueur. La mise en scène de Dmitri Tcherniakov — qui enclot un univers domestique étouffant dans l’espace d’une entreprise contemporaine — fait s’imbriquer les rapports de domination : entre hommes et femmes, bien sûr, mais aussi entre patrons et ouvriers, pope et fidèles, policiers et citoyens… On comprend qu’une telle portée critique ne pouvait que déplaire au petit père Staline, alors qu’elle fait tout l’intérêt politique de l’œuvre.

Pauvre Katerina, née trop tôt pour avoir appris de ses sœurs féministes qu’une femme sans mari c’est comme un poisson sans bicyclette !

Carmen S.

 

© Jean-Pierre Maurin