Le 5 avril dernier, France Inter était le théâtre du profond désarroi de Bernard Guetta. Le chroniqueur de politique internationale lâchait cette angoissante question : « Que répondre à quelqu’un qui dit que la table qu’on lui montre est un dromadaire ? » Que dire, en effet ? Si ce type de questionnements sur la vérité n’est pas nouveau, il monte dans le débat public depuis l’émergence des théories sur la « post-vérité », pour atteindre un point d’orgue avec l’élection de Donald Trump. Qu’est-ce que la vérité ? Comment reconnaître une table pour ce qu’elle est ? Et si, in fine, les tables étaient bien des dromadaires, alors que ferions-nous ? Petite revue des postures à l’usage des Bernard Guetta de ce monde.

Relativisme : « Table ou dromadaire, chacun pense bien comme il veut ! »

drom0« On ne voit presque rien de juste ou d’injuste, qui ne change de qualité, en changeant de climat. Trois degrés d’élévation du Pôle renversent toute la Jurisprudence. […] Vérité en deçà des Pyrénées, erreur au-delà. » Avec ces mots, Pascal rappelait la relativité de la vérité. Rien de nouveau sous le soleil, sauf, peut-être, que cette relativité s’est étendue à l’intérieur de nos frontières. Autrefois, on pouvait poser un œil étonné, voire distant, sur les us et coutumes de ces habitants improbables d’un au-delà des Pyrénées ou des mers ; qu’ils se complaisent donc dans leur folklore. Las, ils ont traversé les flots, et avec eux leurs conceptions du monde. La relativité est parfois plus difficile à admettre quand ce ne sont plus les Pyrénées mais une rue qui sépare deux jurisprudences. « Je dirais que ceci est une table et vous, un dromadaire » : mais dire et laisser dire deviennent des positions plus complexes à tenir dans un monde mondialisé qui suit son chemin d’uniformisation. Face à ce relativisme, il y a évidemment un immense besoin de commun.

Universalisme : « En vérité, seules les dromadaires comptent ! »

Bien sûr, Pascal admettait, à côté de cette subjectivité de la vérité, une vérité divine, ferme et absolue, sur laquelle s’appuyer pour ne pas trop déconner. Mais disait-il, « le plus grand Philosophe du monde, sur une planche plus large qu’il ne faut pour marcher à son ordinaire, s’il y a au-dessous un précipice, quoi que sa raison le convainque de sa sûreté, son imagination prévaudra ». Et d’ajouter : « L’homme n’est donc qu’un sujet plein d’erreurs ineffaçables sans la grâce ». Qu’en est-il pour nous qui vivons dans une société sécularisée ? S’en est à peu près fini de se guider sur des vérités révélées pour fonder nos valeurs. Les Lumières sont passées par là, apportant la Raison, l’autonomie, etc., et l’on s’est cru fondé à hiérarchiser rationnellement les valeurs pour en reconnaître certaines comme universelles, seules capables de dissoudre les particularismes locaux et imposer au monde leur puissance civilisatrice. Tous les dromadaires sont libres et égaux en droit, même s’ils ne sont pas trop d’accord, et le commun s’est mis à piétiner le particulier. Mais alors, comment articuler le particulier et le commun ?

La falsifiabilité : En attendant les dromadaires…

Une position médiane est d’établir le vrai sans toutefois en faire un absolu. Certes les tables sont ce qu’il y a de plus parfait, comme chacun le suppose, mais pour être sûr, cherchons-donc s’il n’y en a pas de bancales ! C’est ainsi que le philosophe Karl Popper a décrit la vérité scientifique : elle n’est rien de plus qu’une théorie non-fausse, c’est-à-dire potentiellement réfutable mais qui ne l’a pas encore été. D’ailleurs, une théorie qui n’aurait pas de critères de réfutation serait un système clos sur lui-même, une « vision du monde » et non une théorie scientifique. C’est pourquoi il ne faut pas accumuler des preuves de vérité mais chercher une preuve d’erreur. D’une certaine façon, cette posture peut se généraliser à ce qu’on appellera nos conventions sociales. On considèrera alors que la vérité est le produit d’un moment historique particulier et qu’elle peut changer dès lors que les conditions se transforment. Tout est alors question de récit et la preuve que les dromadaires sont bien ce qu’il y a de plus parfait au monde, c’est qu’ils ont gagné la bataille contre les tables. Jusqu’au jour de la revanche… On conviendra que cette dimension provisoire du vrai peut avoir un côté angoissant et qu’il manque encore un mode d’établissement du vrai.

Le réel et son interprétation : « On m’a dit que les dromadaires mordaient »

drom2Pascal, encore lui, expliquait à quel point nous sommes démunis pour établir la vérité : « Les deux principes de vérité, la raison, et les sens, outre qu’ils manquent souvent de sincérité, s’abusent réciproquement l’un l’autre. Les sens abusent la raison par de fausses apparences : et cette même piperie qu’ils lui apportent, ils la reçoivent d’elle à leur tour : elle s’en revanche. Les passions de l’âme troublent les sens, et leur font des impressions fâcheuses. Ils mentent, et se trompent à l’envi ». Il faudra donc distinguer les faits (tels qu’en témoignent les sens) et leur interprétation (telle qu’élaborée par la raison) et accepter qu’ils sont ensemble dans une relation circulaire trompeuse. Par exemple, huit dromadaires à casquettes criant « wesh, wesh ! » dans la nuit sont un fait. La menace qu’ils représentent pour le quidam est une interprétation. Or ici, la menace déduite du fait repose moins sur l’observation immédiate que sur un corpus très embrouillé d’imaginaires. La plupart des personnes qui croisent nuitamment des dromadaires à casquette en tirent un sentiment de crainte, alors que très peu pourraient documenter la validité de leur interprétation avec un bulletin d’hospitalisation.

La force du récit : « Comme disait mon Grand-Père, les dromadaires sont des êtres merveilleux ! » 

Le récit est ce qui donne un sens aux faits. Il est la matrice interprétative, le fond commun de références dont nous disposons pour ordonner, décoder et avaliser l’interprétation des faits. Si notre époque a autant de mal à s’accorder sur les faits, peut-être est-ce simplement qu’elle manque de récits partagés – d’idéologies aurait-on dit il y a quelques années. On peut aussi supposer que s’opposant sur les récits, des groupes s’opposeront alors sur les faits. Ainsi certains diront que ceci est une table quand les autres soutiendront qu’il s’agit d’un dromadaire. Un récit commun dominant rendrait sans doute l’interprétation des faits plus homogène et uniforme, mais il ne garantirait cependant pas que les tables sont bien des tables. Car, le monde entier s’accorderait-il à appeler table un dromadaire que celui-ci, de ce fait, deviendrait une table. Voilà qui ne devrait pas rassurer Bernard Guetta…

Mauvaise-foi et post-vérité : « Tables ou dromadaires, qu’importe si ça claque ! »

drom1Plus rassurante pour Bernard Guetta, la mauvaise-foi. Car après tout, il ne faudrait pas écarter que celui-qui-appelle-dromadaire-la-table-qu’on-lui-montre sache très bien qu’il s’agisse en fait d’une table. TMTS*. Simplement, là, maintenant, ça ne l’arrange pas, pour mille raisons possibles et d’abord parce que ça pourrait écorner son récit. Plus rassurant car si l’on ne peut rien y faire, au moins l’existence du vrai n’est-elle pas remise en cause. Lorsque Kellyanne Conway, conseillère de Donald Trump soutient contre les faits que la cérémonie d’investiture du président a réuni plus de participants que pour Obama, elle sait très probablement que c’est faux. Mais le reconnaître écornerait le story telling de ce début de mandat. Elle parle alors de « faits alternatifs ». Ça passe. On se pince. Puis on se dit que c’est une belle illustration de réduction d’une « dissonance cognitive ». Selon le psychosociologue Leon Festinger, lorsqu’une information n’est pas cohérente avec nos croyances (ou si les fait contredisent le récit), il y a dissonance cognitive. Pour la réduire, on peut changer le récit ou corriger l’information, ce qui passe au choix par la transformer, la réinterpréter dans le sens du récit ou encore l’ignorer. L’établissement des faits ne dévoilent donc pas la vérité et les outils de fact-checking ne convainquent que ceux qui le sont déjà. À l’inverse, inonder les réseaux sociaux de fake news donne du grain à moudre à ceux qui cherchent à renforcer leurs croyances. Et d’ailleurs, le réel est ce qu’on dit de lui. Point.

La vérité axiologique : « Et si appeler table un dromadaire pouvait nous être utile ? »

drom0 - copieHéritée des Grecs, la conception occidentale de la vérité est ontologique : elle est un dévoilement de l’être, du réel, de ce qui est tel qu’il est. La plupart des langues portent cette conception dans leur structure même : dire qu’un dromadaire est poilu, c’est d’abord parler de l’être du dromadaire. D’autres pensées, notamment indiennes, ont développé une conception axiologique de la vérité. Dans ce cas, la vérité est ce qui permet d’orienter l’action vers une fin jugée bonne. Une sorte de boussole. Déroutant. Cette conception axiologique se double d’une théorie de la vérité relative ou conventionnelle. Celle-ci distingue deux ordres du vrai. Une vérité absolue – dont tout ce qu’on peut en dire, c’est qu’on ne peut rien en dire – et une vérité relative, qui est de l’ordre de la convention. Puisqu’on ne peut parler ni des dromadaires ni des tables dans l’absolu, alors, on dira d’un dromadaire qu’il est un dromadaire non parce qu’il est réellement un dromadaire, mais parce que si on disait qu’il est une table on ne pourrait plus distinguer les deux. Cet ordre du vrai est un effort pour s’accorder autour de conventions partagées qui sont nécessaires à la vie commune. Mais si la vérité est une boussole, vers quel nord pointe-t-elle ? Ce qui est vrai, c’est d’abord ce qui est utile au bien. « En réalité, la vérité n’est pas ce qui ne trompe pas, ni ce qui consiste en être. La vérité est le bien exclusif fait à autrui, à l’inverse, le faux est ce qui n’est pas utile », dit le philosophe indien Nāgārjuna. Évidemment, cela ne règle pas le problème de Bernard Guetta ! Mais se poser la question du vrai non plus comme dévoilement du réel mais comme expression du bien commun permet de renouveler les enjeux de son questionnement et chercher à s’accorder moins sur ce qui est et davantage sur nos fins communes.

Gus

*« Toi-même, tu sais », expression qu’on peut renvoyer à celui dont il sait qu’on sait qu’il ment.

 

 

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