Kiss my jazz

C’est peu dire que les années 80 et 90 ont été fatales au jazz en général et au free jazz en particulier. Ah ! Pardon ! Ne parlons plus de free jazz mais, à défaut, de musique improvisée. Ce qui en soi est une appellation très gênante. D’abord parce qu’elle ne signifie pas grand-chose, mis à part le fait que les improvisateurs, pensant être arrivés au bout de quelque chose, mus par toutes sortes de théories sur la sacro-sainte liberté créatrice et désireux de toujours plus de radicalité, en sont arrivés à inventer quelque nouveau genre, ambitieusement cérébral et psychorigide, complètement dogmatique et tue l’amour. L’intellect dans toute son horreur.

Pourtant, dès les années 60, quelques bandes d’olibrius voire de génies avaient fait de l’improvisation totale leur cheval de bataille : par exemple le Spontaneous Music Ensemble de Trevor Watts et John Stevens ; AMM avec Eddie Prévost, Keith Rowe et même Cornelius Cardew (par ailleurs compositeur émérite influencé notamment par John Cage et marxiste convaincu) ; Li Gruppo Di Improvvisazione Nuova Consonanza (avec un certain Ennio Morricone parmi ses nombreux participants !). Tous ces musiciens, animés par un sens certain de la loufoquerie, éventuellement influencés par Dada ou Fluxus, gardaient cette fantaisie nécessaire – mais non contractuelle – à l’essor de leurs imaginations respectives. Mais qu’elle est triste l’histoire de cette musique qui a fini par détruire ce qu’elle pouvait avoir d’unique pour ressembler à quelque chose de tout autre et surtout d’abscons. Radicalité mon cul. Tout comme les rockeurs à franges se sont à l’aube des 70’s sentis plein de complexes face à la virtuosité des musiciens classiques, une partie des musiciens free a cru bon de se couper du jazz et des racines historiques de cette musique (« historiques » avec tout ce que cela comporte comme implications culturelles, sociales et politiques) pour lorgner vers la sécheresse et le rigorisme conceptuels d’une certaine musique « contemporaine » et très occidentale, il faut bien le dire.

Ainsi est née l’« improvisation non idiomatique », comme si l’improvisation était un genre défini en soi et qui plus est exclusif, alors que toute musique vivante comporte forcément en elle des traces d’improvisation – la musique indienne et les gamelans balinais sont de beaux exemples (un peu tarte à la crème, je l’avoue) de cette réalité. Tout comme le jazz (donc), le blues, parfois le rock, la musique industrielle, le hip-hop et le rap (bien sûr !) et même la musique baroque. Ce cher Johann Sebastian Bach s’est également servi d’improvisations pour composer a posteriori quelques unes de ses pages les plus célèbres et les plus belles. Mais, en voulant faire de l’improvisation pour de l’improvisation, la scène free de la fin des années 70, essentiellement la scène free européenne, s’est le plus souvent fourvoyée dans ce mouvement de fond, mortifère et finalement ethnocentrique – alors que l’objectif de départ était l’exact opposé – et tout ça pour ne pas tomber dans les travers du métissage électrique du jazz-funk et du jazz-rock (une horreur, on est bien d’accord) ou la sclérose du conservatisme post bop/jazz de salon. De charybde en Scylla… Seuls quelques uns ont réussi à ne pas tomber définitivement dans le piège de l’enlisement artistique. Comme Derek Bailey, pourtant grand théoricien en chef de l’improvisation non idiomatique mais sauvé des eaux grâce à ses dons d’instrumentiste génial et unique, et, dans une moindre mesure, le saxophoniste Evan Parker dont le timbre de saxophone résonnait si magnifiquement.

Kiss my jazz

Heureusement le temps passe et en matière de musique(s) comme en toutes choses, la mémoire affective (et sélective) fait son travail. Depuis presque une vingtaine d’années toutes sortes de musiciens issus des scènes expérimentales ont tout naturellement recommencé à intégrer sans fard ni complexes une certaine pratique de l’improvisation à leurs backgrounds personnels – du coup celle-ci a fini par retrouver ses belles couleurs idiomatiques, à tel point que l’on doit à nouveau, et c’est heureux, parler de multiplicité des langages dans l’improvisation. A Chicago le saxophoniste très free-bop Ken Vandermark a fréquenté ce sauvage de Weasel Walter au sein des Flying Luttenbachers, sorte de croisement improbable entre freeture punk et noise improvisé ; quelques années auparavant Ron Anderson et ses Molecules avaient déjà porté les principes de la foutraquerie zappa-esque au cœur même du punk rock, le tout fortement teinté d’improvisations cauchemardesques ; dans un tout autre genre et en France, des gens comme Jérôme Noetinger, Lionel Marchetti ou eRikm ont développé un musique concrète à base de manipulations en temps réel de bandes ou autres objets électro-acoustiques ; au Japon le harsh noise a définitivement annihilé toute contrainte spatiotemporelle et, pas si paradoxalement que cela, ce même japon a vu l’essor d’une musique improvisée ultra minimaliste, dite de l’effacement (une scène baptisée Onkyo par les exégètes mais qui a fini par tourner en rond).

 

Hazam.