jusqu-ici-tout-va-bien 1Le gars descend l’escalier le pas boiteux avec une godasse ordinaire et une autre qui a l’air de peser une tonne.
Il a l’œil coquin d’un gosse qui découvre le monde environnant, il me demande si on est dimanche. Je lui réponds qu’on est jeudi, ça se saurait si je bossais le dimanche ! Il enfourche son fauteuil roulant comme on monterait sur une Harley. Je souris, il a un je ne sais quoi des Hell’s angels. Avec fierté, il soulève les freins et disparaît très vite dans les rues avoisinantes. Mille fois j’ai été tenté de le suivre, curieuse de savoir ce qu’il faisait de son errance. J’ai toujours pensé à des trucs un peu extra ordinaires, genre converser avec les chats abandonnés ou déplier les ailes qu’il cachait sous son anorak bleu. Je crois qu’il traîne ses guêtres au PMU.

Comme convenue et comme chaque jour, je monte dans son studio vérifier sa capacité au chaos. J’ouvre la porte, me glisse jusqu’à la fenêtre en retenant ma respiration et balaie la pièce du regard. Une casserole de coquillettes et des canettes vides dans le placard, des tas de trucs électroniques à moitié démontés sur le lit, des mégots et des médocs sous le matelas, une poupée en porcelaine débraillée sur l’étagère. Tout ce bordel accompagné de l’odeur acide des pissotières. Une vie à pisser dans les coins de rue, compliqué d’apprivoiser les chiottes. Je range deux trois trucs pour ne pas totalement cautionner son désordre intérieur mais ne m’aventure pas trop à la normalité.

En sortant, je m’arrête sur la couverture d’un magazine pour sans-abri scotcher au dessus du buffet. C’était lui la vedette. Une photo prise il y a une quinzaine d’année à l’armée du salut. Assis sur un lit, il sourit, heureux d’être l’ambassadeur des galériens. Quand j’y pense, il aura passé toute sa chienne de vie de foyers en foyers, de chantiers d’insertion en contrats aidés, d’éducateurs en éducateurs à lutter contre leur bonne volonté. Jusqu’ici, il avait gagné.

jusqu-ici-tout-va-bien 2Il ne comprenait pas grand chose à notre réalité Serge, mais il avait tout compris à la liberté. La liberté de ne pas s’épuiser à s’adapter, préférant se laisser aller à ce que la vie avait fait de lui. La liberté d’être, sans penser à devenir.
Les neurones cramés par des océans de bières à 39 centimes la canette, il devra bientôt quitter le foyer. Je récupère le dossier rempli par mes soins posé sur la table, le serre entre mes doigts à la manière d’un chapelet en priant pour qu’il me pardonne un jour. J’irai tout à l’heure remettre sa candidature à la maison de retraite du quartier.
Toute une vie à asseoir son identité de personnage à la Zola, arborant les stigmates de la misère comme des médailles de guerre, il ira demain trimbaler sa carcasse au milieu de petits vieux ordinaires, pour s’éteindre de manière socialement acceptable.

Jusqu’ici il avait gagné.
Quant à moi j’ai été félicitée pour le travail bien fait, bien propre, sans éclaboussure apparente.

La minute blonde 002