John Lennon, fragments d’autopsie d’un mythe vociférant

Durant son enfance à Liverpool, John Lennon était fasciné par la vue des marins attendant de lever l’ancre sur les docks. Il rêvait du grand large, de périples en mer et d’aventures aux antipodes. Pourtant lorsque, à l’été 1960, les Beatles embarquent avec leur minibus VW et leur manager Brian Epstein sur un rafiot dans la brume matinale de l’estuaire de la Tamise pour rejoindre Hambourg, ils n’ont pas vraiment l’allure de pirates partant écumer les mers. Georges Harrison n’a même pas dix-huit ans, Paul Mc Cartney et Pete Best tout juste.

Hambourg constituait le port d’entrée du rock’n’roll en Europe continentale au début des années soixante. Le quartier de Sankt Pauli accueille alors de nombreux groupes anglais. A défaut des mers, les Beatles écument les clubs en sous-sol avec Pete Best à la batterie et Stuart Sutcliff qui joue de la basse dos au public car il est techniquement à la ramasse et a la trouille que cela se reflète sur son visage. Des amphétamines, de la bière à volonté, des filles, déjà, comme s’il en pleuvait. Le hic, c’est que Georges Harrison se fait virer de certains clubs car il n’a pas l’âge légal.

Le relifting capillaire et vestimentaire des Beatles imposé par Brian Epstein en 1962 (en plus du remplacement de Pete Best par Ringo Star à la batterie) constitue un des coups de génie marketing du siècle. Il transforme quatre sales gosses de Liverpool en gendres universels. D’ailleurs, quand ils se marient les uns après les autres, Epstein n’exige qu’une chose : l’anonymat. Il doit en revanche renoncer à dompter le verbe de John dont la rage, cultivée tôt dans son enfance, s’est nourrie de la mort de sa mère, disparue dans la calandre de la guimbarde d’un chauffard ivre alors qu’il avait dix-huit ans. Cette mère fantasque, Julia Lennon, la belle excentrique chez qui il n’habitait plus depuis des années puisqu’il était chez sa tante Mimi.

Lennon braillait sur scène. C’était l’époque la plus performative qui soit. Les coups d’éclat des plus énervés confinaient à l’art. Le boxeur Mohammed Ali, par exemple, hurlait plus qu’il ne respirait dès qu’il croisait un journaliste ou apercevait un micro, comme un réflexe pavlovien. Nul autant que ce dernier a porté la vocifération au rang de geste artistique. Je vocifère donc je suis, tel était son cogito. Impossible de toute façon de rester digne face au racisme, à la violence d’État et au récit des bombes au napalm jetées sur la jungle vietnamienne.

Hors du ring, sur les scènes de rock, il y avait donc John. Plus tard Johnny Rotten et Joe Strummer reprendront le flambeau. En rupture totale avec ce qui précède peut-être, mais avec quand même cette continuité dans la vocifération. On peut toujours, comme Johnny Rotten, détester les Beatles, leur Love me Do et leur accommodation vestimentaire et capillaire avec le star system en train d’éclore, mais c’est oublier qu’ils ont formé la première grande centrifugeuse de l’époque.

John puis Johnny. Ne jamais s’arrêter de brailler, même quand la Reine et les rejetons de la famille royale font leur sieste, surtout pas quand Brian Epstein ou Malcom MacLaren, le manager des Sex Pistols, sont fatigués de les entendre.

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L’été 1964, la fusée Beatles lancée par l’artificier Brian Epstein et le producteur George Martin, se pose à New York. Quand Lennon déclare que les Beatles sont plus célèbres que Jésus Christ, un vent de panique souffle dans l’âme tourmentée du manager qui s’était échiné à aligner les planètes de la réussite totale.

Le 29 août de cette année-là, les Beatles rencontrent Dylan au Delmonico Hotel. Chacun fait mine de regarder ailleurs tout en scrutant l’autre du coin de l’œil à travers les panaches de fumée en suspension. Dylan, celui qui ne se connaît que quelques dettes éparses, musicales – Woodie Guthrie, Hank Williams – ou artistiques – Dylan Thomas – aurait pu faire mine plus longtemps d’ignorer les Beatles. Lorsqu’ils se croisent enfin, il n’y a pas la place pour deux au crachoir. Et c’est Dylan qui le tient. L’image a de quoi fasciner. Lennon le brailleur qui écoute en picolant et fumant tout ce qui lui passe sous le nez, sagement, bouillonnant dans les tréfonds de sa conscience. Pourtant l’influence est réciproque, Dylan finira un peu plus tard par lâcher ce qu’il refusait d’admettre bec et ongles : les Beatles ont joué un rôle dans son virage vers l’électrique et vers la constitution de formations musicales. Le chant solo a ses limites. La vague est en train de monter jusqu’au ciel et il faut savoir choisir les bonnes planches pour rester perché. À cette époque, la direction est toujours la même : les crêtes, les crêtes, les crêtes, ne jamais redescendre, ne serait-ce que d’une marche. Cette époque (1962-1964) est l’une des plus dingues qui soient.

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Lennon s’est adonné au grand projet d’élargissement de la conscience (gpec) d’Allen Ginsberg, Thimoty Leary, Ken Kesey et les autres. Aujourd’hui, la gpec, c’est devenu quoi ? Dans les boîtes, cela donne gestion prévisionnelle des emplois et des compétences. Il y a forcément des points communs entre les deux démarches mais il faut gratter, gratter et gratter à s’en casser les ongles.

En 1967, les Beatles sont en stage de méditation chez Maharishi Manesh. Lennon cherche des pentes douces dans les alpages de sa conscience. Mais, par trop impatient, il n’a de cesse de prendre des remonte-pentes acides qui le laissent planté au milieu de raides escarpements. C’est qu’à l’époque on croyait qu’il était possible de séjourner durablement sur les hauteurs et de faire ainsi disparaître la guerre du Vietnam de son paysage mental. Non pas fuir la réalité, mais la transformer.

John n’a pas de chance. Par deux fois, il s’en est remis au Maharishi pour le guider vers les étages supérieurs de la conscience par des escaliers dérobés en colimaçon serré dont il n’aurait jamais eu l’idée. Mais par deux fois, une péripétie a tout fait foirer. La première fois, en août 1967, alors que les Fab Four sont en mode méditatif au Pays-de-Galles avec le Maharishi, c’est la nouvelle du suicide du manager Brian Epstein qui a produit l’effet du coup-de-tonnerre-dans-un-ciel-serein. On se rapatrie en urgence à Londres pour accompagner le manager un-peu-regretté-quand-même jusque dans sa dernière demeure avant de se demander en se gratouillant le cuir chevelu comment on va pouvoir se démerder maintenant qu’il a décarré pour de bon.

La seconde fois, quelques mois plus tard, on est en plein dans la période psychédélique qui accouchera de l’album blanc, et Lennon croit bien tenir sa place dans une antichambre du nirvana, bardé de drogues, son corps et son âme rassemblés en baluchon. Les Beatles séjournent dans un ashram au Népal. Il y a certes quelques nuages sombres balayés comme de la mauvaise sciure dans un coin de son ciel mental. Les humeurs de sa femme Cynthia qui commence à sentir les odeurs de la chatte de Yoko Ono dans les billets doux découverts par hasard. Et puis les doutes de Paul, dans l’ashram, quant à la spiritualité du Marahishi qu’il voit régulièrement s’éclipser avec de blondes sylphides prises dans les filets de son aura de gourou.

John croit donc enfin tenir les rênes de son âme perturbée quand un second coup de tonnerre le fait tomber de sa branche. Le Maharashi a dégainé son vit à la va-vite et tenté de grimper sur Mia Farrow dans une chambre voisine. « Ce porc a essayé de me sauter ! » s’étrangle l’actrice new-yorkaise déboulant au milieu de la cour poussiéreuse de l’ashram. Encore raté ! pense le pauvre John qui en déduira qu’une dose d’héroïne injectée en compagnie de Yoko a des effets bien plus concrets que les incantations d’un faux mage libidineux.

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Il y a les histoires qui ont eu lieu et celles qui n’ont pas eu lieu et, comme dans Jacques Le Fataliste ou dans Smoking et No Smoking d’Alain Resnais, il n’est pas toujours simple de démêler les unes et les autres. L’histoire qui a eu lieu, c’est que Lennon a vécu dix-huit mois avec son assistante May Pang, avec un chèque en blanc de Yoko Ono, et que pendant cette période, le couple a passé un temps dans une maison donnant sur une plage de Santa Monica. Sous leurs pieds une immense nappe océanique qui s’étire à l’horizon, dans leurs oreilles la douceur de l’écume et du ressac mais dans la tête de John toujours les roulements de tambour de la dépression.

L’histoire qui n’a pas eu lieu, c’est John et May Pang qui auraient plutôt décidé de s’incruster dans le sillon broussailleux et luxuriant de Laurel Canyon, là où grouillaient artistes vedettes, groupies et hippies en tout genre. Maisons ouvertes et sens dessus-dessous. Et quelques vrais bosseurs au milieu de cette effervescence, Franck Zappa, Neil Young, Joni Mitchell, Dennis Hopper, pour ne citer qu’eux. Jim Morrison, Iggy Pop, Marilyn Manson y ont habité à des époques différentes, et tant d’autres. La chanteuse Nico y a passé une tête. Les Stones y avait installé leur QG pendant la tournée de 1969 qui s’est achevée lamentablement avec le concert d’Altamont.

La végétation est épaisse et très odorante, les palmiers, les eucalyptus et les agaves accrochés à un relief qui rompt avec la plaine côtière qui sert de lit à l’agglomération tentaculaire de Los Angeles. Zappa s’y est installé dans une ancienne taverne construite en 1916. Il n’y a vécu en fait que quelques mois, en 1968. D’autres, comme Joni Mitchell, y sont restés beaucoup plus longtemps. Lennon n‘a fait qu’y séjourner. Laurel Canyon est une sorte de pendant californien du Greenwich Village ou du Haight Ashbury des Beatniks. Des chansons, des albums, des livres ont raconté cette époque.

En fait, cela aurait sans doute été pire pour John qui n’avait pas l’âme communautaire. Nick Kent, le critique de rock anglais, y a passé deux mois. Il a été affolé par la consommation massive de drogue. Au lieu de cela, John avait besoin d’une relation exclusive et maternante. May Pang a assuré l’intérim avant son retour à New-York, la reformation de son couple avec Yoko Ono, quelques projets artistiques puis les balles du tueur le 8 décembre 1980 à 22 heures et des poussières.

Lennon a incarné plus que quiconque le pacifisme de la fin des années soixante 1970 mais il n’avait rien du candide protestataire souriant benoîtement aux étoiles. Jusqu’au bout il a vécu avec l’esprit chargé de la brume et de la grisaille des docks de Liverpool. La brique sombre et froide des maisons de Mendips, le quartier de son enfance, plutôt que les marguerites et les coquelicots des vertes prairies des Cornouailles.

Le John Lennon dépressif n’est pas le plus connu. On garde le souvenir du génie créateur et iconoclaste, du John Lennon des bed-in for peace d’Amsterdam et de Montréal, de celui qui se laisse guider par Yoko Ono. Bon ok, c’est elle qui mériterait toutes ces lignes mais ce serait une autre histoire.

Epinon