Parallèlement aux Nuits sonores, Arty Farty organisait en mai le European Lab, temps de rencontres, d’échanges et de réflexions. Un genre de Nuit debout, mais propre sur elle. Avec trois jours de programmation, 100 intervenants de 30 nationalités, 40 émissions sur Radio Lab, European Lab est une grosse machine qui donne la parole à des intellectuels ou des activistes qui l’ont souvent, certes, mais parce qu’ils ont des choses à dire. On n’est pas toujours dans l’innovation et l’émergence promise par les organisateurs — loin de là ! —, mais l’événement offrait une belle programmation et il aurait été dommage de bouder son plaisir. Aperçu.

Internet : outil d’émancipation ou d’aliénation ?

dominiquecardon-lf1Il fut un temps où le Net portait l’imaginaire de la contre-culture qui l’avait produit. Synonyme de liberté et d’auto-organisation, il était un espace horizontal, distribué en rhizomes de communautés affinitaires, d’où aurait émergé un monde meilleur, affranchi des logiques territoriales. Outil virtuel de l’échange gratuit et de la collaboration, il propulsait les espoirs de tous ceux qui espéraient une alternative au consumérisme et au capitalisme. À cette vision de l’Internet des origines s’est substituée celle d’un espace de surveillance, où les internautes sont convertis en données captées et monétisées par les GAFAM*. Enterrée l’horizontalité du Web, Google impose sa logique toute verticale et monopolistique. Adieu l’émancipation des individus, place à leur aliénation. Dans la table ronde consacrée à l’humanisme numérique, Dominique Cardon, sociologue à Orange labs, explique que la réalité est plus complexe et révélatrice de conflits d’imaginaires : l’esprit libertaire des débuts n’a pas disparu, il a seulement été rattrapé par la logique néolibérale. L’Internet est à l’image de la société, on y trouve tout et son contraire, mais les usages comptent toujours les pratiques vagabondes d’un internaute se déplaçant au hasard de ses clics. Dominique Cardon concède cependant que si le vagabondage demeure, la majorité des parcours sont fortement fléchés, à grands coups de recommandations produites par des algorithmes encore mieux informés que nous de nos désirs profonds.

Un joueur libre mais des règles contraintes

Le type de pouvoir qu’exercent les GAFAM sur les individus n’est pas de l’ordre du contrôle ou de la domestication des personnes au sens totalitaire du terme, explique avec finesse Cardon. Ils se contentent de fabriquer notre espace de liberté dans une logique libérale qui consiste moins à contrôler les joueurs qu’à modeler les règles du jeu. Le joueur, ici l’internaute, a constamment le sentiment de sa liberté et de son autonomie. Il peut critiquer Google ou Facebook tant que l’environnement où s’exercent ses choix n’est pas bouleversé. Voilà qui fait penser à Aldous Huxley écrivant : « La dictature parfaite serait une dictature qui aurait les apparences de la démocratie, une prison sans murs dont les prisonniers ne songeraient pas à s’évader, un système d’esclavage où, grâce à la consommation et au divertissement, les esclaves auraient l’amour de leur servitude » (Retour au meilleur des mondes, 1958). Mais pas de panique ! Pour Cardon la lutte est loin d’être impossible et elle est même plutôt facile à organiser. Internet s’est fait par le bas, par les usages, et c’est de là que vient l’espoir, d’autant que les algorithmes imposés par le haut ne fonctionnent qu’à moitié. Le sociologue nous invite à mettre du « bruit dans la machine », c’est-à-dire à organiser la résistance passive en prenant les algorithmes à contre-pied : installer un ad block, faire tourner Deezer en boucle pour que les artistes soient rémunérés même quand on ne les écoute pas, etc.

Uberisation du monde et féodalisme 2.0

morozov-lf1À l’autre bout du spectre de l’inquiétude, on trouve Evgeny Morozov. Auteur d’un premier essai intitulé Pour tout résoudre cliquez ici, Morozov persiste dans sa dénonciation du « solutionnisme technologique ». Dans la conférence qu’il consacrait au Mirage du numérique, l’essayiste américain commence par dresser un constat sombre de l’effondrement général du monde allant de la crise financière à la crise du politique, en passant par la crise écologique, la pauvreté croissante, etc. Après ce constat assez largement partagé, Morozov propose une analyse plus personnelle, et elle fait froid dans le dos ! Les GAFAM sont partis à la conquête du monde avec pour armes, les données, et pour stratégie, le service. Comment les choses se présentent-elles ? Les services proposés au public ne sont qu’un moyen pour amasser les données des utilisateurs afin de mieux cibler la publicité. Ces services, gratuits, de plus en plus sophistiqués, performants et personnalisés, touchent la santé, la sécurité, la cartographie, la conservation d’ouvrages et d’œuvres d’art, etc., et placent certaines entreprises en position d’alternative aux services publics que les États ont des difficultés à financer. Voilà la promesse de la Sillicon Valley, explique Morozov ! Pourtant, les services ne sont qu’un cheval de Troie, un moyen d’entrer dans nos habitudes, nos vies, nos données. Et, poursuit Morozov, les GAFAM n’ont pas l’intention de s’arrêter là. « Leur disposition à se substituer à l’État-providence ne durera pas toujours : elle finira selon toutes probabilités par se métamorphoser en une version hypermoderne du féodalisme, où quiconque d’entre nous pris dans ses filets devra mettre la main à la poche […] chaque fois que vous voudrez accéder à quelqu’interface dotée d’un écran ou d’un bouton » (Morozov dans Le Monde diplomatique). Le néo-libéralisme triomphant pavane sur les ruines fumantes du capitalisme de papa. Chacun doit maintenant payer pour disposer des outils de production qui vont lui permettre de s’exploiter lui-même et créer une valeur captée, in fine, par les plateformes numériques. Voilà le féodalisme 2.0.

Désormais, Big brother sous-traite…

sarah-harisson-lf1Egalement présente au European Lab, la journaliste britannique Sarah Harrisson, n°2 de Wikileaks  et proche conseillère de Julian Assange, a brossé une peinture alarmante de la surveillance de masse dans laquelle les GAFAM sont impliqués. Bien sûr les agences d’État, en particulier la NSA, disposent déjà de « grandes oreilles » leur permettant d’écouter jusqu’aux présidents alliés. Mais puisque les Google, Amazon, etc., se sont fait une spécialité de récupérer les données de la planète entière, autant se brancher directement sur cette source ! C’est le programme PRISM révélé en 2013 par Edward Snowden, qui permet(tait) d’accéder directement aux serveurs de Google, Apple, Yahoo et quelques autres sociétés de l’Internet. L’argument qui justifie la légitimité de ce type de pratique est celui de la sécurité publique et de la lutte contre le terrorisme. Mais pour Sarah Harrisson, ce n’est qu’une « propagande de la peur » : plus de surveillance ne permet pas plus de sécurité. Ce dont nous avons besoin, dit-elle, c’est de plus de transparence, unique façon pour les citoyens de disposer d’un réel contre-pouvoir face aux États. Que faire ? Outre l’utilisation d’outils numériques de cryptage ou de réseaux protégés, comme TOR, la moindre des choses serait au moins de se mobiliser et manifester une opposition à la surveillance généralisée plutôt que répéter en boucle qu’il n’y a que ceux qui ont quelque chose à cacher que cela peut inquiéter.

Mais comment récupérer effectivement du pouvoir d’agir ?

Une belle brochette de militants était là pour en débattre. Niccolo Milanese, co-président de Euopean Alternatives, le collectif #MAVOIX, Andreas Karitzis, ancien membre du secrétariat politique de Syriza en charge de la stratégie et de l’organisation politique, et Birgitta Jónsdóttir, membre du parlement islandais et représentante du Parti Pirate. Au-delà de l’idée peu convaincante de #MAVOIX, consistant à envoyer des citoyens apolitiques à l’Assemblée nationale, il ressort deux sentiments contradictoires du débat. Le premier est la profonde déception — confinant à la détresse — de Andreas Karitzis racontant le hold-up de la troïka européenne sur la démocratie grecque. Pour lui, les élites nationales autant qu’européennes ne respectent les décisions démocratiques que si elles les servent. Dans le cas contraire, elles concentrent de tels moyens qu’elles sont en capacité d’y faire obstacle. L’autre sentiment est l’optimisme intense de Birgitta Jónsdóttir ! Redonner du pouvoir au peuple, oui, c’est possible, en inversant le rapport du législatif à l’exécutif. Alors que ce dernier doit appliquer les lois votées par le premier, le rapport est aujourd’hui biaisé, l’exécutif ayant la main sur une fonction législative aux ordres. Si le principe est clair, la façon dont seront remerciés les députés Godillot l’est moins et on peine à partager l’optimisme de Birgitta Jónsdóttir. Peut-être faut-il se tourner du côté de la démocratie liquide, notion récente notamment forgée par les partis pirates. Dans ce mixte de démocratie représentative et de démocratie directe, les citoyens participent soit en votant directement pour un projet soit en déléguant leur voix à un tiers qui votera en leur nom. La mise en œuvre de la démocratie liquide repose fortement sur les plateformes numériques, comme LiquidFeedback qui permet d’organiser facilement un débat entre les citoyens puis leur vote, direct ou via un délégué. Ainsi utilisé, Internet poursuit son ambition émancipatrice !

 

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Photo à la une : © Laurie Diaz