gimme-shelter 1Toutes les trois semaines, avec une belle régularité, nous nous rendons en famille et à pied à la bibliothèque centrale de la ville de Lyon, du côté du quartier de la Part Dieu. Qu’il fasse beau, qu’il pleuve ou qu’il fasse froid nous empruntons toujours le même chemin, celui d’une piste cyclable qui longe la ligne de tramway numéro 3. Je la connais bien cette ligne de tramway : il y a quelques années on l’appelait encore la ligne de chemin de fer de l’Est et lorsque j’avais vingt ans j’avais l’habitude de m’y promener main dans la main avec mon amoureuse qui habitait à Villeurbanne ; déjà à cette époque nous reprenions la direction du centre-ville par ce chemin abandonné de tous. Les mauvaises herbes et les fleurs – des coquelicots – envahissaient les talus, souvent il fallait marcher directement sur les voix ferrées désaffectées ou escalader quelques tas de cailloux. Les seules personnes que nous rencontrions alors étaient des amoureux solitaires comme nous, des voleurs de bécanes et d’autoradios cherchant un coin tranquille pour désosser leur butin loin des regards et quelques vieux tirés par la laisse de leurs chiens, tout aussi vieux qu’eux.

J’ai fini par m’installer moi aussi du côté de cette ligne de chemin de fer abandonnée. J’ai continué à m’y balader à l’occasion quand, bien des années après, le projet de relier par tramway l’est lyonnais à la «  grande ville  » a commencé à aboutir. La vieille voie ferrée allait enfin retrouver un peu de son utilité et les travaux ont rapidement commencé. Je me rappelle de ces tas de traverses en bois, gorgées de la poussière des trains d’antan et que les ouvriers empilaient sur les talus après avoir enlevé les rails rouillés. Je me rappelle surtout de cette odeur d’hydrocarbure et de graisse qui parfois nous parvenait pendant l’hiver, l’odeur d’une fumée un peu acre et qui piquait le nez et les yeux, parce que ces traverses servaient surtout de bois de chauffage à celles et ceux qui n’avaient pas d’autre solution pour avoir moins froid. Oh cela n’a pas duré longtemps, à peine quelques mois, le temps d’expulser ce camp de gens du voyage, juste à côté. Et puis la ligne T3 a enfin été mise en service. Et de plus en plus de camps et autres bidonvilles se sont installés le long de son parcours. Comme celui jouxtant le terrain vague où tous les ans venait s’installer un cirque, à l’intersection de l’avenue Félix Faure et des grandes voies SNCF. Des petites baraques en bois, en vieilles tôles ondulées et même en carton, avec des tuyaux de poêle bricolés d’où s’échappaient toujours l’odeur du bois de récupération que l’on brûle. Des enfants jouaient et couraient au milieu des étendages de linge et de draps, jusqu’au jour où des délégations portant attaché-cases et plans sont venues de plus en plus nombreuses pour inspecter les lieux.

gimme-shelter logoComme tant d’autres avant lui et tant d’autres après lui, ce camp a été démonté et rasé à coup de pelleteuses pour laisser la place au chantier de ce qui est aujourd’hui devenu les archives départementales du Rhône et leur drôle de revêtement extérieur (avec mes filles nous les appelons « Les Citées d’Or »). Où sont passés tous les gens qui habitaient là ? Peut-être se sont-ils ensuite installés dans ce camp du côté du Carré de Soie, toujours le long de la même ligne de Tramway mais en remontant en direction de Vaulx-en-Velin ? Ce camp qui a fini par bruler lors d’un incendie pendant l’été 2013 ? Peut-être certains d’entre eux habitent-ils désormais dans ce squat de Villeurbanne, à deux pas de la place Grandclément qu’ils rejoignent les jours de marché pour chercher dans les poubelles de quoi se nourrir ? Voilà les résultats que donnent l’urbanisme immaculé et le développement immobilier des « grandes » métropoles ambitieuses : lorsqu’on expulse les miséreux on ne fait que les chasser un petit peu plus loin, vers un endroit où ils ne se voient pas trop – tout ça jusqu’à la prochaine fois, bien sûr.

Au bout de la ligne de tramway, côté Part Dieu et juste avant d’arriver à la gare et à la bibliothèque municipale, il faut passer sous les voix ferrées en empruntant un tunnel. Pour nous amuser il nous arrive de pousser des hurlements de terreur parce que sous ce tunnel la réverbération amplifie et déforme tous les sons : il règne ici un bruit quasiment insupportable. Et souvent, au milieu de la circulation automobile, on peut aussi entendre l’annonce de l’arrivée ou du départ d’un train : à chaque fois que le tunnel passe sous une voie ferrée il y a comme un grand renfoncement dans la paroi, cela fait comme une niche qui communique par le haut avec la fin du quai situé jusqu’au dessus.
La première fois que j’ai vu un abri de cartons dans l’une de ces niches j’ai pensé à L’Ile De Béton, ce livre dans lequel J.G. Ballard décrit l’enfermement et l’indifférence engendrés par les villes d’aujourd’hui. Celles qui pourtant se targuent d’être à la pointe de la modernité et donc au cœur d’un système d’échanges et de communication toujours plus sophistiqué. Et puis ce n’est pas une niche mais deux puis trois puis quasiment toutes les niches qui ont été occupées. Et qui le sont encore, aujourd’hui. Des gens vivent là, coincés entre les allées-et-venues des automobiles et sous le regard des voyageurs égarés en bout de quai qui attendent leur train et peuvent observer d’en haut la pauvreté et le délaissement comme on peut regarder un animal coincé dans une fosse pour bêtes féroces.

gimme-shelter 2Comme tous les bâtiments publics, la bibliothèque de la Part Dieu étouffe sous une chaleur quasiment obscène : personne est assez fou pour mettre autant de chauffage chez lui mais, pendant la mauvaise saison, cette chaleur est aussi et surtout le seul réconfort de celles et ceux qui justement n’ont pas de chez eux pour se préserver de la pluie et du froid. Double obscénité. L’endroit où je préfère aller, pendant que mes filles dévalent les escaliers vers le sous-sol et le département jeunesse de la bibliothèque, c’est le premier étage et ce couloir qui mène au département musique. Des grands fauteuils rouges font face à des lecteurs CD en libre service et munis de casques. N’importe qui peut passer tous ses après-midi à cet endroit, à écouter l’intégrale des albums que les Rolling Stones ont enregistrés avec Brian Jones tout en feuilletant les pages d’un magazine ou simplement s’endormir doucement en écoutant le très compassionnel Requiem de Fauré (dans sa deuxième version, celle de 1893, la seule et unique).
Je me demande souvent combien de personne vivent en journée dans cette bibliothèque. Profitent des toilettes pour se débarbouiller tant bien que mal et, pour les plus « chanceux », utilisent les prises de courant pour recharger leurs appareils électriques de fortune. Contrastant avec l’hystérie et le brouhaha du centre commercial juste à côté, la bibliothèque n’est pourtant qu’un refuge provisoire. À quoi pensent celles et ceux qui le soir sont obligés de vider les lieux ? À un petit appartement rien qu’à eux, un appartement même vétuste, sans isolation, avec un chauffage défectueux et une prise électrique sur deux qui ne fonctionne pas ? Un de ces appartements à la limite de l’inacceptable comme on en loue de plus en plus et de plus en plus cher ?

gimme-shelter 3Un de mes anciens collègues de travail qui a longtemps vécu dans un garage loué en toute légalité du côté de Décines-Charpieu vient d’acheter – sur plan et évidemment sans apport financier personnel – un appartement neuf et situé dans l’un des nombreux projets immobiliers qui désormais longent le voisinage de la ligne de tramway T3, au-delà de Vaulx-en-Velin. Il m’a expliqué qu’il va enfin pouvoir manger tous les soirs assis ailleurs que sur son lit et que le mur en face de lui sera assez grand pour accueillir la télévision à écran plat de ses rêves. Mais cet appartement à un coût. Celui, indécent, du mètre carré neuf. Celui, encore plus indécent, du crédit et surtout des assurances obligatoires qui représentent plus du quart du budget total… Un budget qui pousse ce candidat au rêve à s’endetter lourdement pour les prochaines vingt-cinq années.
Tout ça pour obtenir difficilement un logement sur lequel il a été obligé de rogner en choisissant uniquement les options de bases – oui, cela fonctionne comme pour l’achat d’une voiture : dalles de plastique au sol, revêtement muraux sans caractère, etc. La salle de bains est livrée sans lavabo ni robinetterie (mais avec une douche, va comprendre pourquoi) tandis que les évacuations et branchements électriques du « coin cuisine » sont conçus pour accueillir uniquement des meubles intégrés et autres éléments d’électroménager, toutes choses que bien sûr il faut payer de sa poche même lorsqu’on n’en voulait pas… La vie doit continuer, hein, mais à quel prix ? Celui de se retrouver cadenassé à l’intérieur avec la peur au ventre de se retrouver, un jour peut-être, prisonnier à l’extérieur, coincé dans un abri de fortune le long d’une voie de tramway ?

(nous sommes en 2014 et cette « histoire » a commencé en 1989)

Hazam.