Les Castagnettes de Carmen # 19

GerMANIA à l’Opéra de Lyon du 19 mai au 4 juin

GerMANIA s’achève sur ces mots du camarade cosmonaute Youri Gagarine : « Sombre est l’espace. Très sombre ».

« Très sombre », l’expression relève de la litote s’il faut qualifier cette œuvre d’Alexander Raskatov sur des fragments d’Heiner Müller évoquant la Seconde Guerre mondiale et le système soviétique. Certes on se surprend par moment à rire mais c’est avec un sentiment immédiat de malaise et de culpabilité, car rarement humour aura été aussi noir. La plus grande partie du temps, le spectateur reste écrasé au fond de son fauteuil, atterré devant le spectacle de l’anéantissement de toute humanité, des plus humbles (trois veuves de soldats allemands qui désespèrent de ne pouvoir se suicider) aux plus puissants (Hitler et Staline) dont la mégalomanie apparaît aussi grotesque que terrifiante.

Staline picole et invoque le fantôme de « Trotski le Juif, la hache dans le crâne », tout en s’interrogeant sur comment créer l’homme nouveau tant que l’ancien n’a pas été liquidé. Trois soldats allemands, pris dans le piège de Stalingrad, se demandent ce qu’ils mangent, cheval ou autre chose. La réponse s’impose quand l’un d’eux entonne le chant militaire « J’avais un camarade… » Libéré des camps après la guerre, un communiste allemand rentre chez lui mais tue le soldat russe qu’il découvre en train de coucher avec son épouse — « Je n’aurais pas dû frapper si fort (…) Mais ma femme est ma femme, hein ? » Hitler s’inquiète de l’essence nécessaire pour son voyage au Walhalla, la demeure mythique des guerriers germains ; « c’est loin, mon Führer », lui répond prudemment son chauffeur. Et que dire du Géant rose, serial killer berlinois en dessous féminins dont la mère a été violée à la libération par douze soldats russes ?

Qu’on ne s’y trompe pas, c’est cet humour et cette dérision désespérés qui rendent ce spectacle non seulement supportable mais aussi passionnant. Y contribue bien sûr la partition de Rastakov, en complète symbiose avec le texte. Elle aussi se fait éprouvante par ses stridences, dissonances ou déstructurations, tout en se chargeant au passage d’humour avec ses citations de Wagner ou de L’Internationale. L’enjeu pour le compositeur n’est pas d’accompagner le livret, encore moins d’en faciliter l’accès, mais bien de le renforcer par une transposition proprement musicale du propos, comme l’a parfaitement compris le chef argentin Alejo Pérez. Autant dire que les prestations vocales relèvent de la performance, parmi lesquelles on saluera celles du Staline de la basse octaviste Gennadii Bezzubenkov, du Hitler de James Kryshak — « ténor bouffe hystérique » (!) — et des trois dames (Sophie Desmars, Elena Vassieva, Mairam Sokolova).

La contribution de la mise en scène (John Fulljames) et du décor (Magda Willi) à cette expérience totale est elle aussi remarquable. Le plateau tournant reste identique pendant toute la représentation mais prend un sens différent selon les éclairages (Carsten Sander). Monticule de base militaire ou amas de déchets textiles, jonché de cadavres démembrés, il évoque tant les sculptures de l’absence de Christian Boltanski que l’ensevelissement des derniers corps d’une humanité défaite.

On pourra certes débattre du fond de l’œuvre d’Heiner Müller, par exemple de son projet (peut-être encore accentué par Rastakov) de placer nazisme et communisme en miroir, ou de ses possibles points aveugles — après tout, les « clapiers de fornication, la télé devant le crâne / La petite voiture devant la porte », censés caractériser la RDA pourraient tout autant fournir une évocation de la RFA. Mais on doit reconnaître à l’Opéra de Lyon, qui accueille la création de cette œuvre, une ambition et une exigence artistiques certaines.

Carmen S.

© Stofleth