Les texticules de Pedro

Géographie de la terreur #2

Un Argentin me faisait récemment observer que, dans son pays, la résistance à la dernière dictature n’avait pas secrété de héros : pas de Jean Moulin ni de Lucie Aubrac aux abords du Rio de la Plata. À la réflexion, je pense qu’il se trompe, parce qu’il adopte une définition trop héroïque de l’héroïsme — je veux dire par là une conception trop individualisante et trop extra-ordinaire de ce qu’est un héros ou une héroïne.

La résistance à la dernière dictature argentine ne s’est pas tant incarnée dans des personnalités singulières que dans des groupes ; pas tant dans des personnages aux qualités hors du commun que dans des personnes parmi les plus ordinaires, anonymes voire banales. Ici, l’héroïsme de la résistance s’est en premier lieu exprimé par des rassemblements de mères de famille venant demander aux forces militaires ce qu’il était advenu de leurs enfants disparus. Initialement humble et timide, leur démarche s’est renforcée par le partage de douleurs similaires, par l’expérience du mépris systématique avec lequel elles étaient reçues (1), par la conviction que leur cause était juste et qu’elles s’affrontaient à un monstre.

Las Madres — et plus tard Abuelas (grands-mères) — ont constitué la principale force d’opposition à la dictature jusqu’au retour de la démocratie en 1983. Cette opposition est d’autant plus remarquable qu’elle a été aussi pacifique qu’intransigeante, et a été menée par des femmes d’âge mûr, directement issues du peuple argentin et sans passé militant. Certaines ont payé cet engagement de leur vie ; d’autres ont repris les idées et les combats de leurs enfants ; celles toujours vivantes poursuivent inlassablement la lutte engagée en 1977. Leur courage face aux intimidations, leur détermination inflexible, leur persévérance inépuisable mais aussi leur capacité à contourner les obstacles que leur opposait la junte peuvent, à bon droit, être qualifiés d’héroïques (2). Et c’est à raison de cet héroïsme que le foulard blanc s’est imposé comme le symbole de la résistance à l’oppression dictatoriale.

A la différence de celles de ma précédente déambulation, les photos qui suivent n’ont pas été prises dans la capitale mais quelque 300 km, à Rosario, grande ville de la province de Santa Fe où la répression a comme partout été féroce. D’abord informel, le rassemblement des mères désemparées par la disparition de leurs fils ou filles a débuté en 1977 et s’est progressivement organisé. C’est à partir de 1985 qu’a officiellement été adopté le modèle des Madres de Buenos Aires et qu’ont débuté les rondes autour monument central de la Plaza del 25 de Mayo. A Rosario aussi, l’espace urbain garde la trace de la mobilisation des madres, une trace pleinement reconnue et célébrée par les politiques de la mémoire.

 

Les pas des Madres ont été figurés, dorés, autour de la Columna de la Libertad, monument au centre de la Plaza 25 de Mayo. Toutes les Madres de Rosario sont aujourd’hui décédées mais l’espace urbain gardera et célèbrera le souvenir de leurs rondes hebdomadaires exigeant la reaparición con vida de leurs enfants.

 

 

 

 

 

Ce mur d’affiches rend hommage à Hebe de Bonafini, présidente des Madres de la Plaza de Mayo de Buenos Aires, décédée en novembre 2022.

Mais ici comme ailleurs en Argentine, celles et ceux qui ne souhaitent « ni oubli ni pardon » connaissent les périls de la reconnaissance officielle. Non qu’ils la dédaignent, bien au contraire. Ils savent qu’elle est indispensable pour que s’ancre dans les esprits ce slogan fondateur : nunca más« plus jamais ça » (3). Mais ils savent également qu’en matière de mémoire collective, l’institutionnalisation peut tendre vers la patrimonialisation et venir lisser les aspérités du souvenir. Or ce souvenir continue, et continuera longtemps, à faire mal. Les plaies sont toujours ouvertes, celles des corps non retrouvés, des enfants « appropriés » non rendus à leur famille, des anciens tortionnaires finissant leurs jours en toute impunité. Celles aussi d’une politique néolibérale engagée sous la dictature, dont le pays n’a toujours pas fini de payer les conséquences économiques et sociales désastreuses.

« Aujourd’hui et pour toujours, plus que jamais : jamais plus »

A gauche, une Ford Falcon. Il s’agissait du véhicule privilégié par les « milicos » qui enlevaient celles et ceux qu’ils définissaient comme des « subversifs » pour les torturer dans des centres clandestins. 

« Les crayons continuent à écrire ». Il s’agit d’une allusion à la « nuit des crayons » (Noche de los lapices, 16 septembre 1976) au cours de laquelle dix étudiant.e.s de la ville de La Plata furent enlevés et séquestrés. Il n’y eut que quatre survivant.e.s, les corps des six autres n’ont jamais été retrouvés.

 

C’est parce que ce souvenir est un enjeu de lutte on ne peut plus contemporain qu’à Rosario comme partout ailleurs, sa présence urbaine prend une forme volontiers agressive et intransigeante, et refuse l’asepsie de l’oubli. C’est avec des aérosols et des pochoirs, sans demander d’autorisation à qui que ce soit et certainement pas là où le bon goût voudrait qu’elles se cantonnent, que s’expriment toujours et encore les exigences de vérité, mémoire et justice.

Pedro

  1. La junte les désignait comme les « folles de la place de Mai ».
  2. En 1977, les policiers dispersèrent leurs premiers rassemblements devant le palais du gouvernement (la Casa rosada) en invoquant l’état de siège qui interdisait les réunions de plus de trois personnes dans l’espace public. Elles commencèrent alors leurs rondes hebdomadaires autour de la pyramide de la Plaza de Mayo et adoptèrent le foulard blanc comme signe d’interconnaissance. Leur notoriété bénéficia de l’écho des journalistes internationaux venus en 1978 couvrir la coupe du monde de football.
  3. Nunca más est le titre du premier rapport dressant un bilan des crimes de la dictature, publié en 1984 par la Comisión Nacional sobre la Desaparición de Personas (CONADEP,Commission nationale sur la disparition de personnes) à la demande du président élu au retour de la démocratie, Raúl Alfonsín.