PapyArt, la sérigraphie de plein vent
Par Marc Uhry
Il a toujours été là, à traîner sa carcasse sinusoïde de bon à rien d’anarchiste en pente. Il a toujours été là, avec quelques mèches folles qui lui jaillissent à l’arrière du crâne et à la pointe du menton. Les années 80 lui collent aux grolles comme la boue grasse des jeunesses enjolivées, un manteau de souvenirs pailletés qui semblent s’être noués en camisole, étanche au temps présent. Chez lui, cela se traduit par une passion obsessionnelle pour une technique d’impression maladroite, rudimentaire et révolue. Une passion insomniaque qui le traîne dehors, dans les foires au boudin des bleds ruraux, dans les musées du monde, chez les gamines handicapées et les sortants de prison, chez les hippies à la mode décroissante, aux souliers de feutrine DIY. Et chez les rétifs de tout poil. Il aime ça, les rétifs. Pas les chouineurs, pas les commentateurs. Il aime ceux qui rigolent et qui résistent à la marche du monde avec leurs mains, ceux qui savent partager leur cœur en deux.
La sérigraphie, il est tombé dedans quand il était petit, au Groupe Insoumission Totale, ni impôts ni conscription, dont l’esquive l’a fait décamper à Christiania, le quartier alternatif et auto-géré de Copenhague. Là-bas aussi, ils sérigraphiaient. Là-bas aussi, il s’est recouvert pour toujours de son surnom militant lycéen : Papy ; à part sa mère, pas sûr que quelqu’un connaisse encore son véritable état civil. Il essaie de préparer une grosse exposition sur Christiania, « tiens, tu ne connais pas un espace où on pourrait accrocher 200 sérigraphies ? » Il essaie aussi de m’expliquer son origine du monde. Avec un pauvre rideau en nid d’abeille, une craie grasse et une raclette à vitres, tu peux faire un cadre de sérigraphie. Tu peux sérigraphier sur n’importe quel support, un bout de papier peint, un vieux t-shirt, une planche. Tu peux faire ton encre avec des légumes. La sérigraphie est rapide, légère, mobile. La sérigraphie est à l’imprimerie ce que la guérilla est à l’armée. Elle est facile à apprendre, facile à partager, facile à transmettre. La sérigraphie porte des slogans, du plomb pour Deferre & du plomb pour Delors. La sérigraphie montre les dents : quand elle ne gronde pas, elle rit et quand elle peut, elle fait les deux. Un art qu’on n’a pas toujours l’idée de signer. La discipline des indisciplinés, une solitude partageuse. Les sérigraphes de Lyon sont autonomes, mais aussi collectifs sous l’appellation Raclettes Party, où ils inventent des événements participatifs de reconquête créative et coopérative de l’espace public, ils mutualisent la production d’un calendrier commun. Les techniques sont parfois porteuses d’idées, d’un rapport au monde, et la sérigraphie est génétiquement frondeuse, réfractaire et fraternelle. Papy a bien passé un CAP d’imprimeur typographe, mais il ne s’est pas trop noirci les ongles sur les typo, ou l’offset quadrichrome. Alors que ses contemporains s’extasiaient de la démocratisation de la qualité d’impression, il n’a vu qu’une généralisation du conformisme. Il y a bossé pourtant, chez ces imprimeurs, comme il a bossé pour les soieries de luxe où il a pu retrouver ses bonnes vieilles techniques de sérigraphe. Et puis il a fini par s’établir comme commerçant ambulant. Il se déplace avec son Solex à sérigraphier, si à 50 ans t’as pas de solex, tu as raté ta vie. Son solex, qui suit le tandem à carrousel, la forme la plus récente de son atelier mobile inauguré en 1984, pendant les journées libertaires, au centre Pierre Valdo, conclues par un concert des tout jeunes Bérurier Noirs. 30 ans après la fin des Béru, Papy imprime encore. Il n’a jamais rangé son atelier mobile, il aime la sérigraphie de plein vent, celle qui lui amène des parfums lointains et familiers, ce réfugié syrien qui sérigraphiait les t-shirts sur les marchés. Ou ces vieux Tunisiens, anciens opposants politiques qui sérigraphiaient leurs tracts. C’est la sérigraphie de plein vent qui a amené autour de lui ces gilets jaunes bourguignons intrigués par son « Cri du peuple » un lettrage éponyme du journal de Jules Vallès, figure anarchiste de la Commune. Il leur a raconté Vallès et sérigraphié les gilets. Sur un rond-point de là-bas, c’est désormais son cri du peuple qui sigle les dos contestataires.
Papy raconte Corita Kent, une nonne américaine aux célèbres sérigraphies d’opposition à la guerre du Vietnam. C’est du passé, mais il n’a pas de nostalgie, je m’étais trompé. Son atelier mobile lui rappelle simplement les victoires possibles, le journal mural du comité populaire de la Croix-Rousse, qui a sauvé la Grande Côte et évité une deuxième Part-Dieu sur la place des Tapis. La victoire est possible, c’est un chant d’avenir. Quand un lambeau de plus en plus large de la société déserte l’industriel, les solvants, quand un monceau d’humanité souhaite se relocaliser, faire par soi-même et faire ensemble, Papy s’offre à la moderne frugalité, avec son cadre et sa raclette. Il a le droit de tout vendre sauf des légumes, lui a dit la chambre de commerce. Des idées, des rêves, des envies… alors, pourquoi pas des sérigraphies d’artistes ? Ouais, ouais, c’est bien, d’autres en font… Il ne peut pas en dire du mal. Chacun fait ce qu’il veut. Papy n’est pas un dogmatique, ni un donneur de leçon. Il ne joue simplement pas dans la cour de Sheppard Fairey, ni même celle des copains de l’Atelier Chalopin, dans le 7ème. Ce qui lui plaît, c’est l’éducation populaire ; l’art il s’en tamponne un peu. Il a conscience de la valeur artistique et parfois pécuniaire des sérigraphies, il en a acquis des centaines depuis quarante ans et commence à les relarguer aux musées lyonnais. Il est collectionneur parce qu’obsessionnel, mais il jubile surtout de voir la sérigraphie se généraliser chez les tatoueurs ; les techniques des contre-cultures se rapprochent. Ce qu’il aime, c’est ce que raconte la méthode sérigraphique. Sa gueule à lui s’est même retrouvée sérigraphiée par ses copains lyonnais, sur des ballons de baudruche, Papy devient une icône de la méthode. Il n’en est ni fier ni gêné, ça le fait marrer. Avec les copains sérigraphes, ils organisent ensemble des évènements en plein air, sans subvention c’est moins gênant ; les recettes des bières vont à la CNT, le syndicat libertaire, il y a des fidélités naturelles. Ils ont des projets farfelus, on ne peut pas tout dire ici, il faudra venir rue Burdeau, le dernier week-end d’avril, comme tous les ans. Parce que Papy a toujours été là, et il sera toujours là. Avec son cadre et sa raclette. Sauf peut-être, s’il réalise cette fantaisie qu’il concède d’un coin de sourire : partir autour du monde, pourquoi pas, à la rencontre de tous les sérigraphes qu’il a rencontrés au cours de sa vie, d’Amérique du Sud, d’Asie, d’Afrique, du Proche-Orient…
C’est Papy. Ni vieux, ni traître.