Fish & Chips # 2

Envoyé spécial du Zèbre dans la « Perfide Albion », notre camarade JPV a ainsi vécu une bonne dizaine d’années en Angleterre. Au point d’en connaître les us et les coutumes et les pubs. Il nous relate aujourd’hui cette aventure à paraître en 3 épisodes. Afin de nous expliquer un tant soit peu le pourquoi du comment du Brexit, qu’il avait plus que senti venir…

Eleonor Rigby… look at all the lonely people… (Épisode 2)

Union Road. Qu’attendre de plus de cette rue désolée, surplombant cette ville de province triste, vide dès dix-huit heures, les magasins fermés depuis dix-sept, où la lumière ne vient que de fast food huileux, de take away asiatiques où lorsque vous commandez votre soupe aux nouilles, vous vous refusez obstinément à penser à l’arrière cuisine, à la manière dont les plats qu’ils proposent ont été préparés ou quand vient le moment de payer, vous détournez votre regard des ongles de la jolie caissière… à vous couper l’appétit.

Alors voilà, seul à Exeter, comme Exit, Exutoire, une de ces villes provinciales du sud-ouest, il n’y a qu’à voir la gare routière et c’est un retour dans le passé, une grande claque et vous voilà en Pologne en 1975, ou alors dans un mauvais ghetto de Chicago en 1982… En particulier durant l’hiver, tôt le matin, lorsque toutes ces têtes que vous croisez ont l’air de sortir d’un autre monde, d’un thriller de série B. Soyons bon prince, il arrive aux haut-parleurs de la stéréo sans âge de passer de bons morceaux, un Supreme, une vieille chanson country ou un Elvis Presley post 70. Vous passez en cinq minutes de Racing bull à Starsky & Hutch, tout y est.

Les gens ont l’air absents. Ils sont là physiquement, mais lorsque vous leur parlez, ils semblent être partis ailleurs.

Room with a view. Exeter (c) JPV

Mais laissez-moi vous présenter ma chambre : La seule piaule que j’ai pu trouver, en toute hâte il est vrai, est au dernier étage d’une vieille maison on ne peut plus anglaise, tout en hauteur, surement pas en largeur. Non, ne cherchez pas, elle n’a aucun charme, le seul qu’elle puisse avoir serait d’être en état de démolition avancée… le lit est en décomposition, la moquette pourrie, veille sans doute de deux ou trois décennies, la fenêtre doit dater d’un siècle, laissant passer l’air froid, comme une mauvaise frontière de quelques pays d’Asie centrale, ces vieux carreaux sales semblent avoir conclu un pacte avec l’air glacé des landes, ce vent sournois, prenant ma gorge en otage. Le chauffage est au gaz, mais un vieux modèle, impossible de le laisser en marche durant la nuit sous peine de décès prématuré due aux émanations de dioxyde de carbone… Alors le froid me réveille vers quatre heures du matin pour me rappeler que je peux aussi mourir d’une pneumonie, de congestion pulmonaire, que sais-je. La salle d’eau a un carreau cassé. La douche du matin ressemble plus à un bain dans les eaux thermales quelque part en Islande, le charme en moins ; la cuisine n’a pas de chauffage non plus, alors il faut allumer le four et se dire en silence qu’on attend monter une hypothétique brioche ou autre pâte feuilletée, c’est de la fiction. Et je me dis pensif : « Heureusement que j’ai déjà lu Crime et Châtiment… »

 

Voilà le cadre idéal pour décrire « in deep », la vie en Angleterre après un an et demi. Là se mêlera le réel et l’irréel, car somme toute, si cette ville a bien une qualité, c’est ce mélange de fiction et de réalité. Et puis c’est l’hiver, la nuit à seize heures trente, le froid, la grisaille quotidienne et tous ces putains de fantômes se riant de vous lorsque vous traversez Iron Bridge, le vent vous frappant de chaque côté…

Nous sommes le jeudi 09 janvier 2003. Ce soir, je vais au cinéma, « Gangs of New York » de Scorcèse. Unique plaisir culinaire, je vais au Kentucky Fried chicken me prendre un 2 pieces menu, à £2.99. Après le ciné, lecture et au dodo, vite fait bien fait. À cinq heures du matin je me réveillerai sans doute pour mettre le chauffage en route, jusqu’à sept heures trente, heure de mon vrai réveil.

Comme tous les matins, Je vais prendre le bus à la gare routière. Le 57. Je demande un aller-retour pour Ebford. C’est un lieudit, il n’y a strictement rien, sauf un vieil hôtel délabré, quelques maisons, des vaches et le tir sporadique de Royal Marines s’entraînant au loin.

De décembre à mai c’est la solitude. Même dans le pub où je vais, il n’y a personne à qui causer. C’estle desert. Ça me fait penser à cette chansond’Abbey Lincoln « Lonely house, lonely me, funny, with so many neighbours, how lonely it can be… ».Allez, je dois prendre le bus et rentrer chez moi.

Un dimanche, Je rentre dans un coffee shop vide et commande un café. Je déplie le journal qui est là, the Daily Mail, un sacré torchon. Un Tabloïd. Ce n’est pas le pire, mais il est dans le top 5. Le premier c’est The Sun, avec, à l’époque, la babe du mois en page 3, une pin-up en bikini sur toute la page avec une pause subjective et un titre évocateur. Je lis les résultats de la PremiershipManchester United est à cinq points d’Arsenal qui reste premier. Chelsea pointe à la troisième.

Exeter (c) JPV (Olympus Digital Camera)

Avant de partir, je parle thé avec le responsable. Il a un thé vert japonais qu’ils appellent le Japan Rice et qui s’avère être du Genmaïcha. J’aime le thé et je bois du très bon, celui que l’on ne trouve pas facilement, le SFTGFOP (Special Finest Tippy Golden Flowery OrangePekoe). Je sais, ça ressemble à du chinois. C’est une appellation, comme pour les vins. En fait c’est un thé noir, donc fermenté, (les thés verts étant non fermentés), comprenant uniquement le bourgeon de thé et la première petite feuille qui l’entoure. Les plus fins proviennent d’Inde, dans la région de Darjeeling ou en Assam. Le thé anglais comme on l’appelle et c’est là où je me marre, n’existe pas. Il n’y a pas de thé anglais pour la bonne et simple raison qu’il ne pousse pas de théiers en Angleterre. Ils l’importent. Par tonnes, ils font venir du thé noir de mauvaise qualité, ils prennent les feuilles que l’on nomme Souchong et que les chinois utilisent pour faire du Lapsang Souchong, le thé fumé. Le thé vient de pays subtropicaux avec de hauts plateaux et un climat humide. Point barre. Les Britishs fournissent les belles tasses et la théière en porcelaine, l’argenterie, le sucrier. Ils emballent, savent mettre le produit en évidence sur les revues publicitaires. Ce sont les rois du marketing. Le produit est pourri ? Pas de problème, l’emballage saura lui donner une certaine dignité. L’Angleterre, c’est le pays de l’illusion, tout dans l’image, le tape à l’œil : Un pays de magiciens…

Un pays d’assureurs aussi. En ce moment il y a des réclames pour assurer votre chat, votre chien et même votre lapin. Il y a des gamins qui crèvent la dalle et qui ne savent même pas ce que signifie le mot assurance et nous assurons des chiens. C’est une pure logique dans les affaires : les enfants du tiers monde se vendent moins bien qu’un chat.

Prêt de ma table, sur ma gauche, un homme aux dents bizarres, une indienne très jolie et une femme de quarante ans, assez insupportable à première vue papotent en buvant un thé. Elle n’a pas de personnalité, elle acquiesce à tout ce que dit le type en noir et ça m’agace. Le type me fait penser à Gene Hackman dans le film « get shorty », en vieux business man reconverti dans le mécénat de quelques artistes en vogue, mangeant bio, participant volontiers à des colloques sur les nouvelles religions, entretenant une certaine mystique qu’il veut énigmatique, juste pour se prouver que lui aussi sait être original et se démarquer du lot. Avec son pull noir à col roulé et un médaillon au tour du coup, sorte de talisman de mauvais goût, mais tout de même assez « hip » pour taper dans l’œil des gonzesses vites impressionnables… et elles sont légion dans ce pays ; il se montre très relax sur la forme, mais sûrement pas dans le fond. Son regard le trahit parfois. Il leur demande s’ils ont vu « Le grand bleu » de Luc Besson. « HO ! It’s my favourite movie » lance la quadra, l’autre acquiesce par pure politesse, autre caractéristique féminine ou masculine du pays. Il faut le savoir, lorsque tu rentres dans une discussion avec des anglais, il y a plusieurs choses à éviter. Comme être direct ou frontal. Dire, « ah non, je ne suis pas d’accord », ou « ah mais carrément pas ». Ça ne passe pas. Chez eux c’est plus soigné, c’est alambiqué, mais dans le fond ils doivent tous être d’accord sur leur discussion parce que c’est trop cool quand on est tous du même avis. Et pour ne pas perdre la face durant une conversation sur un sujet épineux comme le social, la politique, l’économie voire la géopolitique, eh bien ils n’en parleront pas et ils feront comme des millions d’anglais : traiter de sujets légers, sans fonds, sans réflexions où personne ne viendra les contredire. Il n’y a que les journalistes de Chanel 4 qui ont le droit de poser les questions dérangeantes. Les autres parlent du Grand Bleu ou de leur nouveau portable.

Je replonge dans ma lecture. Vers 19h00, je passe devant la Cathédrale. Les Espagnols me textent qu’ils ne peuvent pas venir. «Lo siento tio, pero no puedo venir». C’est comme ça iciles gens que tu rencontres sont souriant et veulent absolument te revoir et puis plus rien, comme une savonnette entre les mains… Ou alors c’est autre chose. C’est peut-être moi. Je dois être fou. Je rentre chez moi. Une autre soirée en solo, ma soupe chinoise à £1.40 en bas d’Old Tiverton Road, Brian Eno et je glisse sous la couette. Palpitant.

Un soir, alors que j’attends le bus de 17h46 et que ce dernier ne vient pas, je me mets à faire du stop. Par chance un gars s’arrête. Je dois monter à l’arrière, le siège de devant est plein de paquets et d’enveloppes. On commence à parler. Il me demande si je suis étudiant. Je me sens flatté, je ne fais pas mon âge. Je lui dis que suis consultant en recrutement, je viens d’aménager à Exeter, ma piaule est pourrie et il y fait un froid de canard. Il me répond qu’il habite dans un appartement avec sa copine et que si je veux, je peux trouver des endroits moins chers et plus modernes.

Il travaille pour British Gaz. Il est très nerveux. Quand il parle, il fait de grands gestes avec la main. J’ai mis cinq minutes pour réaliser qu’il avait pris de la cocaïne. Incroyable, j’ai un don pour les attirer. Je me dis alors que ce serait une bonne occasion pour lui demander où se procurer de l’herbe, juste pour améliorer l’ordinaire de ma solitude. Il arrête la voiture sur le bas-côté, fouille activement dans ses poches et fait glisser dans ma main un morceau de pollen et une tête de bonne herbe. En ces temps incertains, on ne rechigne pas devant tels présents. Il me laisse son numéro de portable. « Whenever, an ounce for £120… » Exeter, le premier type qui me file son numéro est un fumeur, just like me. Ouvrons une parenthèse sur l’usage de la drogue au Royaume Uni. Déjà, c’est un lieu de livraison. La drogue ne transite pas en Angleterre, elle y reste pour être consommée. Avec deux aéroports comme Heathrow et Gatwick, c’est une porte ouverte sur le monde entier et la pénurie n’est pas pour demain. La cocaïne arrive par les Bahamas, la Jamaïque ou certains vols d’Amérique du sud. Elle est destinée aux villes riches. L’héroïne vient de l’Afghanistan et du Pakistan. Elle ce n’est pas pareil. C’est pour des petites villes péraves en Ecosse, au pays de Galles ou en Cornouaille. Dans un système néo libéral mondialisé, avec quatre paradis fiscaux en Europe, (Isle of Man, Guernesey, Jersey et Gibraltar), c’est la fête à bibi pour le blanchiment. Et lorsque tu as une banque anglaise réputée pour être l’une des plus grosses banques au monde comme la HSBC et que tu blanchis l’argent des narco, c’est carton plein.

Et je peux vous dire que le jour où les britanniques arrêterons de prendre de la dope, les poules auront des dents.

Au Royaume Uni une large part de la population a pris ou continue de prendre des drogues dites récréatives, comme l’herbe. C’est d’ailleurs ce qui se vend le plus, il y a très peu de hashish sur la perfide Albion, il n’est pas de bonne qualité et reste cher. L’herbe est partout. A Exeter c’était un couple d’étudiant qui me la vendait. Fallait bien payer ses études et le loyer, en Angleterre les études universitaires sont payantes, pour une vraie égalité des chances ! A Reading on allait sur une petite place d’une cité proprette. Mandela court. C’était les jamaïcains qui tenaient le business. Il y avait la queue. Un type en costard cravate, une employée de la Barclays qui avait gardé son badge, un homme avec son bleu de travail, un italien parano et tremblant regardant tout autour de lui. Moyenne d’âge, 25-50 ans. Plus tard, après plusieurs allée et venus, un des dealers m’a filé son numéro, Zety c’était son blaze. Il me dit, ne viens plus ici, on va changer, tu nous textes et on te livre. Un matin ils m’ont livré sous la neige, par moins cinq, en vélo. Imagine toi voir débarquer un jamaïcain en dreadavec un énorme bonnet et son sachet d’herbe sous les flocons; All right guv’ ? Pour le business, l’Angleterre, c’est non-stop.

Reading. Friar street. (c)JPV

Dans un esprit de réalisme, afin de donner une dimension plus temporelle à ce témoignage, voici à quoi ressemblait la vie d’un homme de 34 ans avec un salaire de 15k + bonus au premier trimestre 2003. Il s’agit là d’une journée type dans la semaine, en hiver :

7.30 : Levé

7.40 : Douche et rasage dans la salle de bain froide. Je sais, c’est un choix.

7.50 : Habillage, crème hydratante et eau de toilette.

8.01 : Je sors de ma chambre.

8.05 : Je passe le pressing, je suis dans Sidwell street.

8.10 : La gare routière, il fait gris. Allez, un petit effort : Bucarest 1983…

8.11/ 8.22 : Café au Sandra’s Paris street. En fond, Cindy Lauper: « I drove all night ».

8.25 : Bus

8.45 : Arrivée au George & Dragon

8.50/ 11.59 : Bureau, café.

12.00/ 13.00: Lunch, news sur ITV, les ricains vont mettre la pâtée à Saddam, ils sont tous à fond. Et ça soutient les soldats, et Bush a raison, et Blair le suit comme un gentil toutou. En route vers le grand chaos irakien. Météo. Dommage, il y a un autre son de cloche sur Chanel 4. Pendant ce temps, Lenka fait le ménage. On discute, on rigole. Lenka vient de Slovaquie elle vient de commencer son contrat au pair. Elle me reparle de la party de demain. Je lui dis qu’il faudrait acheter une bouteille de vin avant d’y aller. Elle ne comprend pas. Je le lui dis encore, elle ne comprend toujours pas. C’est normal, elle vient d’arriver. Dans un mois elle comprendra quasiment tout. L’anglais, c’est du beurre. Je change vin par bière. Là elle a pigé.

13.00/ 18.00 : Travail, ça bouge plus qu’hier. Trois placements pour la semaine, on sauve les meubles.

17h30 : dernier sursaut au travail. Un placement de dernière minute ? Non, le candidat ne répond pas. Ça sert à quoi un portable charlot ?

18.00/ 18.08 : Je sors du travail. J’attends le bus

18.09/ 18.30 : Bus, back to Exeter

18.30/ 18.36: je remonte Sidwell street, j ’arrive à Old Tiverton road.

18h36/ 18.50 : Chez le Chinois. Je prends une soupe au poulet et aux nouilles. Pas mal d’attente, c’est le début du week-end.

18.55 : A la maison.

21.06 : Au pieu. Je n’ai ni la télé, ni d’ordinateur, pas d’internet. Uniquement mes livres, mon cahier, un stylo et de l’herbe. Je me couche et bouquine. C’est palpitant hein ? Tout ça pour ce résultat. Les trois quarts de l’humanité se pressant comme des fourmis, tête baissée, les yeux fermés, fonçant vers l’inconnu avec le mur à l’horizon, ce mur immense, le mur de nos échecs en tant qu’humains, tous shootés à l’émotionnel. Mais nous n’en étions pas là. Nous ne le savions pas, la masse des travailleurs cadres ou techniciens qualifiés et non qualifiés avaient tous une carte de crédit leur permettant de se la péter. En 2003 c’était l’opulence, la croissance, la consommation des ménages qui faisait des bonds, jusqu’en 2008 où là tout le monde a fermé sa gueule, moi en premier. Nous y reviendrons.

Etant dans le Devon, je me devais de visiter au moins les environs.

Je suis allé à Exmouth. Beau temps, Lalo Shiffrin sur mon I pod.

Je me suis promené sur la plage. Paysages grandioses, les bons côtés du Devon, c’est vrai qu’avec la côte, ça prend d’autres proportions. La Côte jurassique.

La rivière Exe se jette dans la mer. A marée basse se forment des bancs de sable immenses puis des vagues, un courant impétueux, (la baignade est interdite, de toute façon qui irait se baigner ici ?). Et au loin les falaises du Devon, en contre-jour, le soleil jouant derrière les nuages, avec quelques faisceaux sur les collines vertes émeraudes situées un peu plus en amont. Quelques maisons, comme des confettis posés çà et là, en harmonie, et ce couchant éblouissant, dessinant devant mes yeux une toile de Turner, et là je l’aime l’Angleterre, là je comprends pourquoi je reste ici, pour ça, et tout ce qui va avec. Cette nonchalance, ce recul, cette quiétude. Je ramasse les coquillages. Il pleut averse, comme ça, sans prévenir, je marche vite, j’ouvre mon parapluie, accessoire indispensable des contrées humides, luttant contre le vent je m’abrite et rentre dans le pub, bondé, mais calme, feutré et chaud. Le pub, c’est le paradis. C’est en grande partie grâce à ça que j’ai tenu 10 ans.

Comme je l’ai dit précédemment, mon boulot est agent de recrutement. Ici on appelle ça des head-hunters, des chasseurs de tête. Je recrute du personnel hôtelier qualifié désirant travailler au Royaume Uni. Le secret d’un bon chasseur de tête, c’est de débaucher un chef de cuisine qui ne se plait pas dans un établissement qui ne bosse pas avec toi et qui décidemment est très con avec son personnel. Jamais au grand jamais tu iras chercher un candidat chez un de tes clients. A moins de te tirer une balle dans le pied. La réputation dans ce milieu est impitoyable.

Si t’habites en province, Londres t’oublie. Si tu veux bosser avec Londres, tu dois être quasi surplace, tu dois connaitre du monde et puis de toute façon les loyers sont inaccessibles. Tu dois avoir un partenaire en immobilier pour t’assurer un nombre de chambres conséquent pour loger tes candidats fraîchement débarqués dans les rues animées de Londres, la tête pleine de rêves. Le logement n’étant pas inclus dans les offres d’emplois, le rêve s’effondre vite et la réalité devient quelque peu abrupte… Certains y arrivent, d’autres repartent de suite. C’est la raison pour laquelle nous ne travaillions qu’avec des établissements proposant le logement et la nourriture. De vieux manoirs paumés dans de belles régions où tu côtoies plus de brebis que d’humains. Là au moins, tu sais que les salariés que tu places n’auront pas la mauvaise idée d’aller voir ce qu’il se passe dans le resto d’en face au bout d’une semaine. Quand tu sais que la moyenne d’âge des candidats est de 20 à 25 ans, tu sais pertinemment qu’ils sont comme une savonnette. Ils t’échappent en permanence. Soit pour le salaire, soit parce que c’est la cambrousse, soit c’est cette petite conne (ou petit con) qui a décidé de sortir quand sort le chef de partie que tu viens de placer, qu’ils boivent des canons, que ça se passe trop bien et bye. Le lendemain ils sont amoureux ils veulent avoir des enfants et veulent vivre à Birmingham. Et toi tu plonges ta tête dans tes mains et tu penses très fort à Shining de Stanley Kubrick. This is a free worldtu dois t’y faire. Tu dois subir la doxa libérale… avec le sourire…

Internet était là, mais nous recevions encore des demandes par lettre ou par fax. Ils étaient prioritaires. Ils n’allaient pas envoyer leur CV à trente-six agences. En général, ça ne loupait pas, c’était des cadors. Et ces cadors nous faisaient notre réputation, l’entreprise nous payait, je prenais ma com, la vie était belle. Bon, il ne fallait pas se planter d’établissement quand tu plaçais un bon élément. Certaines maisons jouaient le jeu en offrant de bons salaires, une prime annuelle représentant un treizième mois, des perspectives d’évolution et d’autres qui ne voulaient pas jouer le jeu, payant au lance pierre et changeant d’employés comme on change de chemises. Eux, on les oubliait. Mais ils revenaient toujours, la queue entre les jambes, parce qu’au final ils étaient obligés de recruter de jeunes anglais et là, en termes de qualité, c’était la fin assurée. La plupart des gens travaillant dans l’hôtellerie de luxe au RU sont européens. Les femmes de chambre sont polonaises, slovaques ou tchèques. Les serveurs, commis ou chef de rang sont français ou italiens voir allemands, les sommeliers français ou italiens, et tous les postes de chef de cuisine ou de maitre d’hôtel sont français, italiens, allemands et parfois, miracle, anglais… Pour ma part j’ai failli placer un commis chef anglais dans un étoilé Michelin : J’appelle le chef pour prendre la température. Visiblement le gamin ne s’est pas pointé. Il y avait un pub juste avant le restaurant. Finale de la FA Cup, pas de chance, le gamin a zappé l’interview…

La plupart des étrangers venant travailler sur cette ile verte et humide cherchent à apprendre la langue et rentrer avec une expérience en plus. L’anglais étant la langue la plus parlée au monde (avec le chinois mandarin), il est logique que les jeunes viennent en Angleterre ou en Ecosse pour maitriser la langue et se munir d’un atout précieux pour leur avenir. Ce que le commun des anglais ne peut pas comprendre. Lui, il pense invasion. Le fait de vouloir l’argent du beurre, le beurre et le cul de la crémière ça le dépasse, c’est un concept qui ne peut s’appliquer à l’anglo-saxon alors qu’il le réclame à tue-tête. La relation mondialisation, business et ouverture sur le monde, donc immigration conséquente, ne se fait pas chez Bobby, le gros balaise qui sort de Ladbroke, le PMU local ou tu peux parier sur absolument tout. Et Bobby va voir sa haine et sa frustration grandir. Perte de repères dans un monde moderne connecté dont il a loupé un épisode (oui, Bobby a la quarantaine), problèmes familiaux (en 2019, c’est prés de 42% de divorces prononcés), travaux précaires. Bobby a les boules. Et en 2004, Tony Blair va lui planter un grand coup dans le dos : Il va ouvrir en grand les vannes de l’immigration Est européenne : Les citoyens de la Pologne, de Hongrie, de Lituanie, de Lettonie, d’Estonie, de République Tchèque, de Slovaquie et de Slovénie n’auront plus besoin de work permit visa pour venir travailler au Royaume Uni. C’est à partir de ce moment-là qu’est apparu chez les anglais (personnes âgées, travailleurs quadra ou quinqua), un fort ressentiment anti européen. D’abord inaudible, invisible, il s’est propagé et petit à petit, lors d’élections européennes, ou d’élections locales s’est imposé comme étant le principal parti anti UE. Plus tard, ils feront une pression énorme sur les conservateurs lors de leur accession au pouvoir au début des années 2010 : Le referendum sur le Brexit. Ce que Cameron décidera en 2015. Nous connaissons la suite.

JPV

 

Fish & Chips #1