Quatre jeunes migrants exilés, résidents de l’ancien collège Maurice Scève*, à la Croix-Rousse, livrent leur récit. À l’issue d’un travail collectif avec les soutiens qui témoigne de l’identité participative et solidaire du lieu, ils entremêlent leurs mots, car il y a évidemment du commun dans leurs histoires singulières. Ce commun, c’est la violence d’un exil qu’on n’a pas choisi, c’est un rêve semblable, un besoin d’échapper à ce qui aliène une vie, une nécessité de liberté pour se construire un avenir. Ce commun, c’est aussi la brutalité avec laquelle, au terme d’un parcours particulièrement difficile, leurs espoirs se sont heurtés au réel. C’est ce qu’évoquent les photos de Philippe Merchez, qui accompagnent leur texte, prises dans l’ancien collège où les jeunes vivent avec 450 autres mineurs et jeunes adultes migrants. Au-delà de témoigner de la rudesse de leurs conditions de vie, elles symbolisent, plus largement, la précarité de leur situation. Mais ce récit, qu’ils ont ensuite travaillé pour le mettre en voix devant 500 personnes à l’occasion d’un des événements organisé par le collège, témoigne aussi d’une incroyable vitalité et d’un appétit à construire ici. Et maintenant.

Traverser

Nous avons tous une bonne raison qui nous a décidé à partir.

L’un, était un étudiant et ne supportait plus l’injustice dans son pays.
Il l’a dit.
Il l’a dit jusqu’à représenter celles et ceux qui étaient d’accord avec lui.
Il l’a dit jusqu’à devenir un porte-parole.
Il l’a dit jusqu’à ce que sa vie soit en danger.
Et il a décidé de partir.

Un autre était un enfant qui vivait chez un oncle.
L’oncle le maltraitait et l’obligeait à travailler dur aux champs plutôt que d’aller à l’école. Un jour l’oncle a découvert la boite de lait dans laquelle l’enfant économisait les sous qu’il avait gagnés en faisant les charrettes.
L’oncle a pris les sous dans la boite.
Et l’enfant a décidé de partir.

Un autre encore était un jeune homme qui vivait dans un village.
Et tous les soirs, il y avait le voisin qui s’installait dans la cour et jouait de la guitare.
Un jour, des hommes armés sont arrivés.
Et aujourd’hui encore le jeune homme se demande : « Les méchants, pourquoi ils ont tué mon papa? »
Et le jeune homme a décidé de partir.

Nous avons tous eu une bonne raison qui nous a décidés à partir.

Partir pour trouver la paix.

Nous nous sommes mis en marche pour rejoindre le bord de l’Europe.
Et pour cela, il faut rejoindre le bord de l’eau.
Et pour cela, il faut traverser la Libye.

Quand tu traverses la Libye, tu cesses d’être un homme.
Tu n’es plus qu’une marchandise qui passe de main en main.
Comme une marchandise, tu es vendu, tu es stocké, tu es transporté.
Et parfois tu es jeté.

Tu continues car tu cherches la paix.

 

Quand tu traverses la Libye, tu es une marchandise
qui voyage dans des coffres sous d’autres marchandises.
Et tu étouffes, parce qu’il n’y a pas de l’air à respirer.

Tu continues car tu penses à la paix.

Quand tu traverses la Libye, tu ne sais pas où tu vas,
tu ne sais pas ce qu’il se passe,
tu ne sais pas si tu vas au bon endroit, si tu vas être vendu.
Ou pire.

Tu continues car tu veux la paix.

Quand tu traverses la Libye, tu peux faire escale dans une ville pour une nuit et y rester 7 mois,
parce que le passeur considère que tu n’as pas assez d’argent.
Alors il t’enferme dans une prison. Et le jour, il te donne à des hommes, toujours différents, qui t’emmènent travailler dans leurs plantations.

Un jour, ils te libèrent, tu penses sortir de l’enfer. Tu ne fais qu’ y entrer.

Mais tu continues, car tu te guettes la paix.

Quand tu traverses la Libye, tu peux être à la merci d’enfants de 10 ans,
qui braquent une arme sur toi,
et ils rient sur toi.

Quand tu traverses la Libye, ton véhicule peut être attaqué par des bandits qui se répartissent ensuite la marchandise, puisque tu es une marchandise. Et ils t’emmènent au stock, là ou sont les autres marchandises.

Tu n’es pas encore au bout du voyage. Tu approches du bord de l’eau. Tu es tout proche.

Et tu continues tu te dis : de l’autre coté, il y a la paix.

Le bord de l’eau c’est un lieu où 700 personnes attendent. Il y a une grande cour avec un bâtiment inachevé, sans fenêtres ni portes. Tu dors sur la tranche parce qu’il n’y a pas de place. Manger est une question de chance.

Parfois au milieu de la nuit, des hommes viennent rire de toi, ils déchargent leurs armes sur les murs, ils te donnent la bastonnade. Les femmes sont battues, violées, vendues.
Et même les femmes enceintes.
Et même les femmes seules avec des enfants.

Tu crois être en enfer. Tu n’es qu’au bord de l’eau.

Tu continues : la paix, la paix, la paix.

Une nuit ils viennent te chercher, ils te jettent dans un bateau en te rouant de coups. Ils te donnent deux bidons d’essence. Ils te disent : il faut aller tout droit. Et ils disparaissent.

Dans le bateau, il y a 150 personnes. Le bateau, lui, n’a que 60 places. Tu navigues. Le moteur cale. Il ne redémarre pas. Le bateau dérive. Et « tout droit » ne veut plus dire grand-chose.

Le moteur redémarre. Le bateau fuit. Tu es perdu. Il n’y a plus d’essence. Les vagues secouent. L’eau monte. Tu baignes. Personne ne sait nager.

Le bateau craque.
Certains tombent à l’eau.
Certains s’accrochent à un bidon d’essence vide comme si c’était une bouée. Mais le bidon n’a pas de bouchon. Alors le bidon se remplit, et il coule.
Et la main qui est accrochée au bidon coule aussi.
Et cette main, c’était celle de mon frère, de mon compagnon de route.

Si je suis là, c’est parce que le bateau n’a pas eu le temps de couler.

Si je suis là, c’est parce que les gardes frontières libyens ne nous ont pas récupérés pour nous vendre comme marchandise.

Si je suis là c’est parce que l’Aquarius est arrivé juste à temps.

Nous avons traversé l’eau, nous avons traversé les montagnes, nous n’avions jamais vu la neige, nous ne connaissions pas le froid, nous nous sommes perdus dans la forêt au milieu de la nuit.

Mais nous avons encore eu de la chance cette fois là encore.

Et nous sommes là.
Et nous allons continuer.
Parce que nous voulons la paix.
Parce que nous croyons en la paix.
La paix
Rien de plus.

Nous sommes en France.
Nous sommes en sous-France

Leurs mots : toujours pas de places sur la métropole
Et pourtant on voit des bâtiments vacants
Pourquoi ne pas les réquisitionner pour accueillir tous les sans abris ?
Car la rue tue…
Notre vie est précaire
Oui, nous sommes des migrants,
mais aussi des humains !

Nous sommes en France
Nous sommes en sous-France

Grâce a la solidarité citoyenne lyonnaise surtout Croix-roussienne, nous tenons bon.

Nous sommes en France.
Nous sommes en sous-France

N’est-ce pas une obligation légale de la métropole de prendre en charge des mineurs isolés ?
N’est-ce pas une obligation légale de la préfecture d’héberger des demandeurs d’asiles ?
N’est-ce pas une obligation légale du rectorat d’assurer la scolarisation des mineurs ?

Ou

Est-ce parce que nous sommes migrants ?

Nous sommes en sous-France
Nous sommes en France

Et son peuple qui proclame solennellement son attachement aux droits de l’homme !
Où est cette France là aujourd’hui ?
Ce n’est pas une question de richesse. C’est une question de partage.

Nous avons appris à nager comme des poissons.
Nous avons appris à voler comme des oiseaux .
Mais nous n’avons pas encore appris à marcher comme des frères.

Collège sans frontières Maurice Scève

 

* Situé rue Thévenet (Lyon 4e), le squat du collège désaffecté rebaptisé « collège sans frontières » Maurice Scève accueille 450 jeunes exilés sans solution d’hébergement. Le collectif qui a ouvert le lieu s’est élargi aux voisins et aux commerçants du quartier. Il les soutient dans l’autogestion du lieu et pour rappeler aux institutions leur obligation légale d’héberger les demandeurs d’asile, de protéger et scolariser les mineurs. En attendant, l’hiver arrive, les lieux ne sont pas correctement chauffés et l’approvisionnement alimentaire est menacé. Pour aider le collectif vous pouvez le retrouver sur la page Facebook, signer la pétition et le soutenir financièrement