Kriegspanik et malaise dans la civilisation

DIE WELTWEITE KRIEGSPANIK UND DAS UNBEHAGEN IN DER KULTUR

Réflexions sur le climat général, nos interdépendances et la déroute humaine par la technopolitique imposée

« Ils ne mouraient pas tous mais tous étaient frappés »

Jean de la Fontaine

« Le terme civilisation (Kultur) désigne la totalité des œuvres et des organisations dont l’institution nous éloigne de l’état animal de nos ancêtres et qui servent à deux fins : la protection et la réglementation des hommes entre eux »

Freud

Cogito (multum) ergo sum (nulla non multum).

Je pense (beaucoup) donc je suis (pas grand-chose)

Sagesse traditionnelle

Cogito nihilum ergo sum multum

Je pense rien (à rien ? aryen ?) donc je suis beaucoup

Proverbe du XXIe siècle

      

Kriegspanik. Tel est, le 25 août 1939, dix ans après Malaise dans la civilisation où déjà il s’interrogeait sur le futur de l’humanité « depuis que la technique permet aux hommes de s’exterminer jusqu’au dernier », le dernier mot noté par Freud : panique, la guerre. 86 ans plus tard, le mot a du retour : mondialisé par le capitalisme, tiraillé par le repli des nations et le protectionnisme commercial, secoué par le dérèglement climatique et les mouvements migratoires, numérisé par les IA des GAFAM qui « grandremplacent » toutes les activités humaines, le monde est devenu un vaste théâtre d’opérations guerrières qui, d’effets papillon en effets domino (dos papillon ?), promet un maousse effet caca sur toute sa surface… jusqu’à chez toi.

En l’occurrence, « chez moi » (je ne suis pas propriétaire des murs), c’est Le Livre en Pente, petite librairie de quartier sise à Lyon, en haut des pentes de la Croix-Rousse. Depuis quelques temps, rien ne bouge dans les rayons (pas grand-chose) : ça tourne à deux à l’heure (entre pluie et canicule, c’est la grande glaciation) et, du fond du bouclard et de mon désespoir, observant les flots de passants passer derrière la vitrine en ignorant superbement ma proposition, je me pose des questions… Fais-je encore écho ? Ne deviens-je pas surnuméraire sur Terre ? Mon métier est-il encore plébiscité par mes contemporains ? Le service que je rends (sélectionner et vendre de « bons » livres) a-t-il encore sa place et sa raison économique ? N’entretiens-je pas, au prix d’une banqueroute annoncée et sous les traits d’une image d’Épinal d’échoppe de quartier authentique, l’illusion que mon activité a encore un avenir dans ce monde qui, rationnellement, n’en veut plus ? Soyons réalistes (« demandons l’impossible ! ») : ai-je encore, professionnellement, une utilité sociale (ou socialement, une utilité professionnelle) ?

Sans déconner, ça fout les jetons… dans quelle galère professionnelle me suis-je fourvoyé ?! Quel métier que l’air libre ! la chute libre, oui ! du base-jump sans matos ! J’ai beau être un enfant de la crise post-trente-inglorieuses et avoir un talent consommé pour entonner allègrement tous les « dégén’airs » no future du « ça part en couille », quelqu’un me dira-t-il qui sont les salauds qui avaient prévu un délitement du commerce de l’imprimé aussi rapide, toutes techno-voiles dehors, à vau l’eau l’algo pour converger à bras & idées raccourcis vers la décivilisation ? Oh hisse, bande de nases ! Oh hisse, saucisses, fossoyeurs de la civilisation ! Scrollez-moi l’humain jusqu’à la couenne, scrogneugneu ! écrans et cerveaux plats de tous pays couchez-vous ! Bien à plat, têtes d’œufs, qu’on vous confonde et vous co-fonde le fondement ! Nerds HPI de mes deux trottinettes à écouteurs ! Trahissez, tarissez tout ! épargnez-vous le temps de lire et le temps de l’autre : devenez vous-mêmes au plus vite ! Save the world, kill yourself ! trahissez, tarissez les cultures-de-l’autre tradi-futuristes et inondez le monde de votre culture-du-même cyber-mercantile ! Bande de cyberbécassons deux points zéro du dérèglement culturo-climatico-numérique ! Picsou pixels ! Apôtres aveugles de la tendance à l’agression ! Thuriféraires du muscle et du masculinisme ! Vive la culture du culturisme !

G’AFAM LE MONDE DE CONNERIES

Incurie et incuriosité ; éclipse de tout intérêt pour l’autre et le multiple, l’objet (livre) et le complément ; aplanissement des différences – toutes choses culturelles devenues affaires sous le rouleau-compresseur des grosses enseignes transnationales ; disparition du temps auxdites « chosaffaires » consacré, marchandisation de tout. De quoi la culture est-elle encore le nom ? Qu’est-ce qui fait dorénavant culture dans la grande dispersion de nos attentions happées toutes crues dans le grand maelström 5G-hennesque des réseaux sociaux et autres chronophages pièges sériels ? Dans l’allant effréné de toustes pour devenir objets connectés, pluggés en vrac dans les piscines à bulles de savon de l’internationale bourgeoise de notre époque, qu’on dit bohème et qui peuple grandremplace aujourd’hui à vitesse grand (TG)V le quartier autrefois populaire où j’ai implanté mon bouclard. Bourgeoisie colonisatrice qui occupe le quartier avec le pouvoir d’achat qui va avec (nivelant les prix vers le haut), va savoir pour quels postes de dépense… Home studios & bouquets numériques ? Smartphones 5G & super IA (j’ai ahané ou j’ai pété) ? SUV & écran total LED ? Sapes, parures de soi, trottinettes, coke, godes, alcool, putes, chiens de race ? Tourisme fiscal sexuel ? Week-end à Rome ? Vous reprendrez bien une part de pizza ? Ou bientôt une chambre à Gaza ? Le fait est que les héritiers chers à Bourdieu ont disséminé leur patrimoine culturel dieu sait où et qu’on a rarement vu bourgeoisie si peu éclairée, si peu citoyenne… Et si je ne sais pas où va tout ça, je sais que ça manque cruellement d’esprit collectif. En tout cas, pour le livre, c’est macache bono bezef. Je répète : bernique, nitchevo, walou, nada : je ne suis plus – je ne peux suivre (le TGV). Je ne sais plus où j’habite ni à qui je m’adresse. Y a-t-il encore une alternative à l’Internazionale Libertarienne et à l’Internazionale Réactionnaire ? On est sous l’eau. Sens dessus dessous (où est ma droite ? où est la gauche ? bravo Mac(Né)ron !), sans bouée, sans bouteille, avec une gueule de bois je te dis pas : ça sent le crash à plein nez, ce truc, ça pue la guerre des mondes, le fin du fin de la fin du monde. Fin du monde de l’écriture, du geste, de la main, du trait, de la mémoire, du corps qui forge et retient l’esprit. Ça suinte la déroute de la pensée humaine à tous les étages. Français, Françaises, Belges, Belges, peuples de tous pays, encore un effort pour devenir beauf et barbare ! Citoyens, citoyennes, êtes-vous sûrs d’exister encore ? Ne seriez-vous pas plus simplement des amas de particules qui grésillent frénétiquement entre les rayons (surgelés ?) pour (vous) faire croire que vous êtes bien vivants (bétail à voter) ?

« Un humain hors-culture n’est plus humain »

Signe des temps : l’érosion lente, continuelle, inexorable de mon activité d’achat / vente de biens culturels (livres et vinyls). Activité que je pratique depuis plus de 20 ans, de manière à la fois itinérante et sédentaire, avec une passion inentamée pour la lecture, des convictions intactes et un goût indéfectible pour faire des ponts entre les livres en inventant des généalogies littéraires, philosophiques et artistiques. Eh bien curieusement, en dépit du métier acquis, de l’affinage et de la bonification de mon fonds, de mon inextinguible soif d’apprendre et de transmettre, mes ventes chutent. Et je dois aujourd’hui faire face à toute une épidémie d’individus plus ou moins dans le besoin (de place, d’argent) qui veulent (bien légitimement) me refourguer leur came : on dirait que les derniers détenteurs de livres, lecteurs ou non, pour continuer à se loger et/ou à lire, se séparent tous de leur bibliothèque. Le monde se dématérialise à mesure que les loyers augmentent et la grande question devient celle-ci : qui sera capable de stocker le matériel des uns et des autres ? Qui disposera des entrepôts suffisamment vastes pour organiser le commerce des objets, du livre, du disque, du film, du jeu vidéo ? Il n’est pas besoin pour répondre à cette question de chercher midi à quatorze heures… Bezos / Amazon, Rakuten, Momox, Bon Coin et autres grosses plateformes numériques seront les derniers libraires-disquaires-video-game-sellers – si tant est qu’ils méritent encore ce nom, à l’instar de quelques nouveaux « confrères » et « consœurs » qui, suivant l’épatante idée de s’implanter dans les quartiers tendance all over the world, m’ont tout l’air de jouer au libraire pour passer le temps en vendant des cafés dans leur décor-alibi de papier imprimé. Faut bien s’occuper…

Ne reste donc plus aujourd’hui qu’à fourguer à des touristes badges, cartes postales, posters, images – quand ils ne se contentent pas de les prendre en photo avec leur smartphone ! Même la BD, qu’on dit se porter bien, se vend au compte-vignette ! Le plaisir du texte (qu’il s’agisse d’apprendre, de rêver ou de penser), c’est bon pour Barthes – lequel n’est (dois-je le préciser ?) ni un ex-gardien de l’équipe de France de football, ni un ex-présentateur de Canal +. C’est un truc d’intellos chiants d’un autre âge et puis ça nique les yeux. Quant à se constituer patiemment une bibliothèque… laisse bet’, ça prend de la place et c’est trop lourd (c’est pourtant un excellent isolant) !

 

BLING BLING CULTURE ET TOC EN STOCK

Avant (il y a deux ans à peine encore), j’étais toujours sur le pont, prêt à aller vendre mes jolis parallélépipèdes sur les marchés, les salons, les conventions, plein d’entrain pour aller chercher le public où il était. Aujourd’hui, les Khmers Verts greenwashers qui sont aujourd’hui aux commandes de la plupart des grandes villes de notre cher pays ont réussi à me dégoûter du travail. Non contente d’avoir rendu la propriété d’une voiture-écologiquement-homologuée inaccessible au commun des prolos et d’avoir institué le stationnement payant jusqu’en banlieue, cette engeance sans conscience sociale, en rétrécissant toutes les voies quand elle ne les a pas purement et simplement condamnées, a rendu la ville proprement incirculable et déclassé bon nombre de professions. De fait, lorsque je dois me rendre à ma remise viser mon stock, je ne mets plus dix minutes mais au bas mot trente : par l’art subtil des sens interdits et la disparition des voies disponibles au trafic, le trajet que je dois emprunter est au moins trois fois plus long et embouteillé… Du coup, je renâcle. Je baisse les bras. J’ai perdu le plaisir d’exercer mon activité et je décrois contraint et forcé, avec une bonne crise de foi en mon métier… Ajoutez à ça qu’on a récemment cambriolé la librairie (pété la porte, braqué la caisse)… J’en ai ma claque de ce monde et de ce turbin qui gagne rien. Ce monde ne m’inspire plus désir (et c’est pas le développement personnel qui va m’aider, ni les assureurs qui vont me rembourser – ces tire-au-flanc).

Et puis vous avez vu l’état de l’édition ? Comment elle est à la ramasse, à surproduire de la merde en grands formats qui ne trouvent plus lecteurs/acheteurs ? Comment elle se fait racheter pour devenir outil de propagande des « élites » ? Non mais vous avez le niveau culturel des « élites » qui veulent « réarmer la France » ? Vous les avez vus, ces capitaines d’industrie bas-du-front, âpres au gain, va-t’en-guerre qui dirigent le monde ? Vous parlez d’une élite ? Enlevez deux lettres (de l’être ?) à l’élite, il reste la lie : la lie de l’humanité, la dure, la froide, la noire (comme une crotte sur le trottoir). En imposant son trop de réalité, cette lie du réalisme économique prétend triompher de tout. S’accaparer le vivant, tondre l’essentiel. Créer le Spectacle pour quelques bullshit jobs qui gagnent un pognon de dingue afin de s’acheter des technopacotilles pendant que le gros de l’humanité manque de tout et que, faute de solidarité et d’intérêt pour l’Autre, la civilisation disparaît. En 1946, dans La France contre les Robots, Bernanos déjà prévenait : « il y aura toujours plus à gagner à satisfaire les vices de l’homme que ses besoins ». Il y prédisait aussi une révolte des élans généreux de la jeunesse contre une société trop matérialiste où ceux-ci ne peuvent s’exprimer. Cette révolte, qui eut lieu vingt-deux ans plus tard (en 68), ne demande une nouvelle fois qu’à revenir… Et plutôt que les années 30, c’est elles que j’appelle de mes vœux. Kriegspanik, vous avez dit, mein Freu(n)d ?

Marco Jéru