350Zut. Je suis raide. Je me souviens pourtant avoir quitté le bar de bonne heure et m’être juste enfilée une demi tonne de raviolis en rentrant. Bizarre. J’ai fumé trente six clopes cousues les unes aux autres, et accueilli des rires qui n’avaient rien de commun avec le cafard dans ma bouche. Tout de suite, je ne suis qu’un tas d’os rongés. Soupir. Un matin de plus où la vie ordinaire me soustrait à ma liberté. Transports en commun remplis de bâtards qui seront acheminés vers leur lieu de travail subordonné. Je les regarde, je trouve qu’ils puent, je suis prise d’un vertige claustrophobe. Le wagon pile brutalement, nous sommes tous versés à gauche, la lumière s’éteint. Une seconde.

Suffisamment long pour penser à la bombe.

Les lampes clignotent et chacun reprend son emplacement exact. Les bâtards m’apparaissent tout à coup d’une insolente fragilité. Il aurait suffit d’une seconde pour qu’ils disparaissent tous et de trente six heures pour que la vie reprenne des allures de quotidien. Je dois avoir quelques bonnes raisons pour ne pas céder à la cruauté. Il y a des jours à la caisse du supermarché, je me dis que je parquerais bien tous ces vieux sur une île. J’attends mon tour en silence. Ceux d’entre nous que plus rien n’attache au monde… Ils se sont desséchés jusqu’à la haine comme illusoire dernière affirmation de soi. Sous nos yeux. Je ne vais quand même pas moisir dans cette rame, avec un tas de viande molle toujours de bonne humeur. Je descends à la station suivante, remonte à la surface en courant, j’avale une grande bouffée de particules fines. Et dans ma tête, Killing me Softly (https://youtu.be/oKOtzIo-uYw) se remet toujours au début. Replay. L’heure est à l’Insurrection Poétique parait-il. L’air est plus doux qu’hier, la mer m’attend derrière la tour de la Part-Dieu, je dois y renoncer encore par nécessité. Il y a si peu d’espace à la fantaisie. Les murs sont trop prêts les uns des autres, les gens parlent trop fort de ce qui les occupe, les obligations, les choses qui s’entassent les unes sur les autres. Pourtant, à bien y regarder, l’utile est toujours remplaçable. De quoi s’inquiètent-ils ? Ce qui nous tient au monde tient dans des boites à souvenirs qui racontent nos vies en mieux. Je fouille au fond de mes poches pour filer quelques pièces au clodo rangé devant la gare. De toute évidence, il n’a plus ni boite ni souvenir. Il me traite de salope en guise de remerciement. Il a sûrement raison : la condescendance est pire que la haine. Sauf que j’en ai rien à foutre de sa condition. Il n’est qu’un terrien nu comme les autres. Je voulais payer ma tournée en attendant les printemps suivants.

Je prends un café à emporter dans un gobelet d’Amérique. Tu ne m’empêcheras d’être une princesse marchant sur Park Avenue ! Je me trouve une marche d’escalier dans le hall de la gare. Un mec se pose à côté de moi. Il sent l’odeur aigre des foyers. J’aime bien. Il parle tout seul au début. J’hésite à me lever et me rappelle l’insurrection poétique. Je reste. C’est quand je choisis d’être là, qu’il s’adresse à moi :

180-30f33− « je n’aime pas la vie, mais la justice qui est au dessus de la vie ».
− « chacun sert la justice comme il peut. Il faut accepter que nous soyons différents. Il faut nous aimer, si nous le pouvons. ».
− « Nous ne le pouvons pas ».

(in Les Justes d’Albert Camus)

Il s’éclipse. Bien sûr, il n’y a plus d’Amérique.
Un jour, je monterai dans un de ces trains pour aller poser mes yeux sur un autre crépuscule. Et ce sera le même soleil.

 

Atlantide M
Bande son conseillée : The Cure « Siamese Twins »