Les texticules de Pedro # 25

D’une épidémie l’autre

L’année prochaine sera marquée par un anniversaire qui prend dès à présent une tonalité singulière : les 40 ans de l’identification du sida. C’est en effet en 1981 qu’a été constatée aux Etats-Unis la récurrence de symptômes corrélés à une déficience immunitaire chez des homosexuels masculins. Deux ans plus tard, le VIH et ses modes de transmission étaient identifiés.

Des études récentes ont fait remonter les tous premiers cas de sida aux années 1920 en Afrique subsaharienne mais c’est bien dans les années 1980 qu’il a pris la forme d’une véritable épidémie, rapidement devenue mondiale. On l’a un peu oublié, mais l’apparition du sida a suscité des réactions ambivalentes, mêlant déni et panique. Le déni était fondé sur la conviction que l’extériorité aux fameux « groupes à risque » (gais, toxicomanes, prostituées, Haïtiens puis Africains…) préservait de tout risque de contamination, tandis que la panique s’appuyait sur le fait que lesdits groupes n’étant pas étanches, le virus pouvait fort bien se diffuser dans la « population générale » (blanche, hétérosexuelle, occidentale, monogame ou presque…).

Certains se sont saisis du désarroi dans lequel laissait l’absence de réponse thérapeutique pour proposer des « solutions » basées sur la contrainte. C’était l’époque où Jean-Marie Le Pen préconisait de confiner les « sidaïques » dans des « sidatoriums », où la police intervenait au Bois de Boulogne pour en expulser des travestis que la presse décrivait comme majoritairement contaminés, où la Suède fermait les lieux de sociabilité gais, où les religieux de tout poil préconisaient l’abstinence… Ces options contraignantes ont fait long feu, à la fois parce qu’elles étaient attentatoires à quelques droits fondamentaux mais aussi parce qu’elles risquaient non de freiner les pratiques à risque, mais de les conduire à une clandestinité encore plus préjudiciable sur le plan sanitaire.

Pratiques à risque : l’apparition de l’expression a marqué un basculement majeur dans la lutte contre le sida. D’abord parce qu’il ne stigmatisait plus des groupes mais pointait des comportements individuels (1), ensuite parce qu’il permettait d’envisager leur évitement ou leur transformation pour prévenir la contamination. Ce basculement reposait sur deux paris. Le premier était celui de la capacité de tout individu à adapter ses pratiques pour se préserver tout autant que préserver autrui — par exemple en recouvrant de latex un endroit précis que rigoureusement ma mère m’a défendu de nommer ici. Le second qu’il était du devoir de la collectivité de donner les moyens à l’individu d’adapter ainsi ses comportements, à la fois en lui livrant une information fiable lui permettant d’en comprendre les enjeux mais aussi en lui en fournissant les moyens matériels : diffusion large et gratuite de préservatifs, gels, seringues, etc.

Ce double pari n’a pas été simple à tenir. Trop édulcorées, contestées par les puritains, les premières campagnes de prévention ont eu du mal à toucher leur public. La mise à disposition du matériel de prévention a elle aussi dû vaincre des réticences. Pour s’en tenir à un exemple, la distribution de préservatifs aux prostitué.e.s a été dénoncée comme une incitation à « mieux se prostituer » par des courants catholiques plaidant, hors de toute réalité, que seul l‘arrêt de la prostitution mettait à l’abri des contaminations. La distribution de seringues aux héroïnomanes a suscité la même hostilité, invoquant sur une supposée incapacité des usagers de drogues à adopter des pratiques safe.

Mais le double pari a globalement été tenu. Dans des pays comme la France, les pouvoirs publics ont soutenu une prévention souvent d’autant mieux ajustée qu’élaborée à partir de l’expérience des premier.e.s concerné.e.s, réuni.e.s dans des associations qui ont su faire valoir l’expérience des malades face au pouvoir médical. Certes il y a eu de nombreux ratés individuels et, dans certaines alcôves, l’impétuosité du désir a pu triompher de l’absence de protection (2). Des relâchements dus à la lassitude ont été constatés au fil du temps et l’épidémie a pu reprendre, en toute logique là où elle était déjà la plus présente. Des conduites imprudentes ou bravaches, une excessive confiance en soi comme en autrui, des essoufflements de la vigilance… ont pu déboucher sur de nouvelles contaminations. Reste que la responsabilisation individuelle a démontré sa supériorité sur la contrainte, et l’épidémie a été contenue faute d’être vaincue.

Le Covid 19 n’est pas le VIH. Ses modes de transmission, ses populations les plus fragiles, ses réponses thérapeutiques ou encore sa létalité sont radicalement distinctes et appellent des réponses sanitaires très différentes. En réduisant drastiquement la vie sociale, le confinement a représenté une contrainte collective démesurée, à laquelle il a fallu se soumettre parce qu’il permettait de restreindre les occasions de contamination et ainsi de limiter la circulation du virus. Sa levée mise à la fois sur l’abaissement de cette circulation et sur l’adoption généralisée de pratiques à moindre risque, dont les fameux gestes barrière. Les deux paris sur lesquels a reposé la lutte contre le sida sont à nouveau présents : la capacité de tout un chacun à se responsabiliser en modifiant ses conduites et la mise à disposition d’une information fiable et de moyens de prévention adaptés (masques et tests, en premier lieu). Si le précédent du sida permet d’avoir une certaine confiance s’agissant du premier pari, le mélange d’infantilisation et de flicage privilégié par nos gouvernants, redoublé de leur coupable incapacité à fournir le matériel nécessaire, apparaît comme une désolante régression (3).

Le sida a lui aussi été une terrible épidémie, mais qui a révolutionné la santé publique en la contraignant à faire preuve d’inventivité et en constituant les malades en force collective de proposition et de vigilance. Ignorer ses acquis au moment de faire face à une nouvelle épidémie serait une faute tant politique que sanitaire.

Pedro

1. D’où des innovations terminologiques en apparence étranges mais pertinentes du point de vue de l’épidémiologie, comme quand on a cessé d’utiliser la catégorie d’« homosexuels » au profit de celle d’« hommes ayant des relations sexuelles avec des hommes », qui désigne une pratique et non l’identification à un groupe.

2. Ou, dit autrement, des gens ont préféré baiser alors qu’ils n’avaient pas de capotes.

3. Annoncé par le gouvernement, le traçage par des non-médecins des contacts des personnes touchées par le Cvid19 représente une atteinte au secret médical qui avait d’emblée été exclue dans le cas du sida. Dans le climat actuel d’impunité des déviances policières et de délation exacerbée, le risque de diffusion d’informations personnelles est particulièrement inquiétant.