Les texticules de Pedro # 20
De la vacuité des textes sacrés
Alors qu’il conduit son étude sur le suicide, à la toute fin du XIXe siècle, le sociologue Émile Durkheim (1) fait un constat surprenant : en France, les catholiques se suicident en proportion davantage que les protestants mais c’est l’exact inverse en Allemagne. Quant aux juifs, leur taux de suicide est bas dans les deux pays.
Que les adeptes de ces religions présentent des inclinations à se supprimer différentes est un motif d’étonnement : toutes trois condamnent explicitement, et fermement, le suicide. Sans doute des nuances sont-elles perceptibles dans le degré de cette condamnation. Durkheim remarque à juste titre que le protestantisme accorde davantage d’autonomie dans le rapport du croyant à son dogme : le protestant, dit-il, « est davantage l’auteur de sa croyance. La Bible est mise entre ses mains et nulle interprétation ne lui en est imposée » (p. 157). Mais l’explication tourne court : si on la suivait, les protestants devraient présenter des taux de suicide systématiquement supérieurs à ceux des catholiques, mais ce n’est vrai qu’en Allemagne et pas en France. De même, le judaïsme est, des trois religions, celle dont la désapprobation du suicide est la moins vigoureuse ; or, on l’a dit, les juifs présentent la plus faible propension à se supprimer.
De fait, en la matière, le contenu des dogmes paraît n’exercer qu’une faible influence sur les conduites. L’explication que propose Durkheim de ces différences est d’ordre relationnel : c’est la position relative de chaque religion en regard des autres qui expose ou prémunit ses adeptes devant la mort volontaire. Son constat est qu’adhérer à une religion minoritaire vous préserve du suicide mais cet effet protecteur joue moins lorsque vous êtes adepte du dogme dominant. Majoritaires en Allemagne, les protestants se suicident proportionnellement plus que les cathos mais c’est le contraire en France où les papistes prédominent et où les parpaillots constituent une minorité qui en a largement bavé au fil de l’histoire. Et, pour ce qui est d’en baver (surtout à la fin du XIXe siècle, et ce dans les deux pays), les juifs constituent un exemple typique des vertus protectrices de la condition minoritaire devant la tentation du suicide.
Le raisonnement est simple : pour survivre en tant que telle, une minorité a besoin de serrer les rangs face à la majorité qui la domine. L’entretien de sa cohésion passe par un contrôle plus strict de la conformité de la conduite de ses membres aux règles qui fondent son identité. Assurés de leur position dominante, les groupes majoritaires peuvent en revanche s’autoriser davantage de distance avec ces mêmes règles, au point parfois de laisser certains membres davantage isolés et de les abandonner à leurs idées noires.
La leçon sociologique de Durkheim pourrait, je crois, être généralisée : les dogmes religieux n’ont, en réalité, qu’un très faible impact sur les conduites de leurs adeptes. Celles-ci sont avant tout déterminées par les enjeux du moment, et leur habillage dogmatique procède de la justification ad hoc. Avec leurs paraboles et leurs récits édifiants à décoder et à interpréter (2), les textes religieux offrent un stock inépuisable d’arguments d’autorité à même de légitimer tout et son contraire : c’est la même Bible qui fonde le gauchisme de la théologie de la libération que le crypto-fascisme de la fraternité Saint-Pie X ou les délires des évangélistes pro-Trump. Évidemment, tout le monde n’a pas la même aptitude ou la même légitimité à présenter la « bonne » interprétation du texte sacré. L’interprète autorisé — curé, pasteur, rabbin, imam, etc. — est en mesure d’imposer sa lecture à ses fidèles en fonction de ses propres intérêts, obsessions, motivations, etc. — ce que Nietzsche résumait d’un lapidaire mais lumineux « le prêtre appelle Dieu sa propre volonté » (3). La situation (sociale, politique, économique, etc.) du groupe religieux considéré à un moment de son histoire influe largement sur ses inclinations (sociales, politiques, économiques, etc.) — raison pour laquelle le protestant est généralement plus sympathique dans les Cévennes qu’à Belfast ou dans le Midwest, pour s’en tenir à ce seul exemple.
Sociologiser les pratiques et les croyances religieuses est un excellent remède contre leurs nuisances les plus insidieuses. C’est aussi le moyen de les envisager avec lucidité, en constatant par exemple qu’il est de la dernière absurdité de rapporter le port du voile à telle ou telle sourate du Coran mais qu’il convient de le situer dans son contexte d’adoption — en l’occurrence, un voile porté en France, où tout le discours public le condamne, n’a rien à voir avec celui porté en Iran où il est à l’inverse obligatoire. Les pseudo-laïcard.e.s à la Fourest, Badinter ou Onfray sont encore trop religieux, qui croient naïvement à une force intrinsèque des textes sacrés. Superstition, quand tu nous tiens…
Pedro
- Émile Durkheim, Le Suicide, Paris, PUF, 1999 [1897].
- Une solution de facilité, devant les difficultés de l’exégèse des textes sacrés, est bien sûr de les prendre au pied de la lettre, comme une absolue vérité factuelle et morale. Chez les évangélistes, par exemple, on appelle ça l’inerrance de la Bible, et ça fait peur.
- Voir notamment L’Antéchrist [1896].