Les Castagnettes de Carmen # 23

De la maison des morts de Leos Janacek à l’Opéra de Lyon du 21 janvier au 2 février

C’est sous la haute autorité intellectuelle de Michel Foucault que se place cette production de De la maison des morts de Leos Janacek. Pendant l’ouverture, une interview vidéo est projetée, dans laquelle l’auteur de Surveiller et punir dit tout le mal qu’il pense (1) d’une justice au service de la police. Suivent des images de bâtiments pénitentiaires panoptiques, ceux qui, en plaçant le détenu dans l’incertitude sur sa surveillance effective, l’amènent à conformer de lui-même sa conduite à l’ordre carcéral. Intégralement située dans un cadre pénitentiaire, l’œuvre telle que l’envisage le metteur en scène Krzysztof Warlikowski entend dénoncer l’inhumanité du « redressement » infligé aux prisonniers — dans la Russie tsariste (cadre de l’intrigue) comme ailleurs aujourd’hui (ainsi qu’y insistent d’autres vidéos assurant la transition entre les actes).

Cette lecture, avouons-le, ne convainc pas entièrement. La « maison des morts » de Dostoïevski dont s’est inspiré Janacek n’est pas — ou pas encore — la prison moderne dont Foucault a brillamment retracé la genèse. Ce n’est pas l’ordre disciplinaire qui règne mais bien toujours l’âge des supplices : les condamnés racontent les coups de fouet ou la crainte du gibet, pas l’ordre strict et tatillon du redressement des corps et des âmes dont s’est chargée la prison moderne. Ce n’est pas à Saint-Paul ou Saint-Joseph, et encore moins à Corbas (2), que l’on assisterait à l’hubris carnavalesque du deuxième acte, avec pantomime et prostituée. De fait, davantage que Foucault, c’est Erving Goffman qu’il conviendrait de solliciter comme référence intellectuelle pour décrire toutes ces « adaptations secondaires » irrégulières à l’enfermement (3). L’ambiguïté est à son comble dans le finale : en mettant en scène la réconciliation fraternelle de détenus que le premier acte nous avait dépeints comme mutuellement hostiles, ne suggèrerait-il pas que la détention humaniserait ceux qui y entrent à l’état de bêtes sauvages ?

Ces réserves exprimées, reconnaissons tout l’intérêt de la modernisation de l’œuvre. Écran télé diffusant du foot ou des clips sexy, murs tagués, panier de basket, lumières crues, détenus en survêtement… le décor est celui de la plupart des prisons contemporaines à travers le monde. Quoique ancrée dans un âge carcéral révolu, l’œuvre en souligne les constantes, tels les sévices du personnel pénitentiaire, les rapports de pouvoir entre détenus ou, surtout, l’incongruité de l’entrée d’un « riche », le prisonnier politique Goriantchikov (Sir Willard White), dans une prison qu’on sait majoritairement peuplée de « pauvres ». La structure de l’œuvre, qui voit se succéder les récits individuels de ce qui a conduit au crime puis à la détention, a pour vertu de ne jamais héroïser ces existences précaires et leurs dérapages sordides.

Ce défaut d’héroïsation est précisément ce qui fait de De la maison des morts une œuvre exigeante — aussi exigeante que l’est la partition de Janacek, parfois abrupte. L’interprétation — uniformément masculine, à l’exception de la prostituée jouée par Natascha Petrinsky, et au sein de laquelle on relèvera notamment les rôles de Filka (Stefan Margita) et du grand forçat (Nicky Spence) — comme la direction d’Alejo Pérez savent en faire un beau moment de musique. Le plaisir des yeux n’est pas oublié grâce aux danses hip-hop et pantomimes acrobatiques du chorégraphe Claude Bardouil.

Carmen S.

© Stofleth

  1. Tout au moins ce qu’il en pensait au milieu des années 1970 (Surveiller et punir a été publié en 1975), l’orientation philosophique comme politique de Foucault ayant par la suite significativement évolué (sur cette question, voir José Luis Moreno Pestana, Foucault, la gauche et la politique (Paris, Textuel, 2011).
  2. Saint-Paul et Saint-Joseph étaient les deux prisons, d’architecture panoptique, situées près de la gare de Perrache et récemment réhabilitées pour accueillir l’Université catholique de Lyon. La prison moderne de Corbas accueille désormais les prisonniers lyonnais.
  3. Sociologue américain, Erving Goffman s’est intéressé aux adaptations, plus ou moins clandestines ou légales, des reclus à l’ordre de l’enfermement dans son ouvrage Asiles (Paris, Minuit, 1968).