Compression du domaine de survie

Dans ce moment de lourde charge mentale imposée par la pandémie, ce moment-monde où nos pas sont comptés et notre salut lié à la stricte observance de règles de confinement édictées par notre très-à-la-rue-gouvernement (ni test ni masque, panique pour tous), notre grand écrivain national d’anticipation, maître ès décadence & rire couleur fleur de soufre, ne saurait où donner du bec : l’extension du domaine de la lutte a fait place à la restriction du périmètre imposé. Et nos libertés se carapatent fissa, dissoutes comme peau de chagrin par l’agent Orange (des télécoms) et la Nationale Assemblée. La lutte ne fait que commencer…

 

C’est comme dans Stalker au début (ou dans Flash Gordon à la fin ? ou dans les romans de William Burroughs ? ou bien encore dans ceux de Volodine) : on va jusqu’aux confins de sa zone autorisée — là où commence la « zone interdite » chère à « don Bernardo della Villardière » — et l’on est comme pris de vertige à se dire qu’à partir de là, sur ce trottoir arpenté en d’autres temps par d’autres esclaves (« les jambes des femmes sont des compas qui arpentent le globe terrestre en tous sens, lui donnant son équilibre et son harmonie »), à partir de là, disais-je, sur ce foutu trottoir désormais déséquilibré et perclus de vieux chewing-gums et de crachats nauséabonds, s’arrête ma liberté. Ici même, sur ce trottoir où finit ma liberté, commence celle des autres, soit en définitive la nôtre. Si vous traversez la rue, vous passez de l’autre côté du miroir, vous devenez hors-la-loi, renégat de l’interzone. Gare à Gary : au-delà de cette limite, votre ticket n’est plus valable (tandis qu’il explose chez Burroughs). Vous êtes condamnable à de lourdes peines. Et vous avez beau savoir que l’exercice de la liberté suppose la bonne compréhension de vos contraintes, l’assomption de vos déterminismes, vous le trouvez un peu court le domaine (sans doute n’êtes-vous pas tennisman). Et j’en reviens à Stalker

Si un stalker, en anglais, c’est un rôdeur, un traqueur, un « furtif » dirait Alain Damasio (ou par extension, un harceleur névrotique du genre paparazzo avec zoom et déclencheur silencieux), Stalker c’est avant tout le titre d’une œuvre de science-fiction russe. Un livre des frères Strougatski (et non Wachowski) plus tard mis en images par Tarkovski. Dans ce récit sans ski où les personnages sont rares, avant toute chose, il y a une zone. Une zone crainte par tout le monde et cernée par la police. On ne peut y entrer : c’est un pan de territoire qui a été bouclé à la suite d’un événement mal défini. En son cœur, on dit qu’il existe un lieu, « la chambre », où tous les souhaits peuvent être réalisés. Des passeurs, nommés « stalkers », peuvent guider ceux qui tentent d’atteindre la zone… Mais on n’y pénètre pas innocemment : la réalité y est mouvante et celui qui entre s’expose à de troublantes hallucinations. Pour avancer (lentement, très lentement), il doit se mettre à nu, révéler le plus intime de lui-même — se réalisant au péril de sa vie au seuil de l’Inconnu. Défrichée par le stalker / guide, la Zone agit comme un révélateur (un acide), réveille les fantômes de chacun et fait tomber les masques. Il faut avoir le cœur sinon pur, bien accroché, pour traverser ce virus en perpétuelle mutation. Le film produit du reste un effet surprenant : il ne s’y passe presque rien et pourtant un malaise diffus saisit le spectateur dès la première scène pour ne plus le lâcher qu’à la fin, jusqu’au moment où il découvre… (si vous croyez que je vais divulgâcher le chef d’œuvre, vous vous mettez le doigt dans l’œil).

En ce moment-monde qui ressemble à Stalker et à La Jetée de Chris Marker (où les survivants se réfugient dans les sous-sols à l’instar de Dostoievski dans ses carnets), en ce moment-monde où, notamment grâce à l’agent Orange des télécommunications et face à une CNIL sidérée, chaque malade ou confiné est contrôlé, géolocalisé, cartographié et, le cas échéant, dénoncé par les honnêtes consommateurs-citoyens (« Ah, ma zone ! »), je ne saurais trop vous recommander, en lieu et place de l’extension du domaine d’une lutte rendue caduque par les mesures sanitaires, de vous adonner à une exploration intensive de votre domaine autorisé. Par une méthodique et poétique (re)découverte de votre territoire et de votre écosystème, vous parviendrez à sortir progressivement de votre zone d’inconfort. Aventurez-vous sur la quadrature de votre cercle. Creusez l’espace. Prenez la ruelle jamais empruntée, investissez le non-lieu, la friche abandonnée et toutes ces espèces d’espaces interlopes enclavés dans les angles morts du quartier. Musez, maraudez, traboulez, collectionnez les digicodes. Vous êtes sur écoute, désincarcérez-vous. Tendez l’oreille au merle du matin, à la pie de midi, au corbeau du soir. Arrêtez-vous écouter l’arbre en fleurs pris d’assaut par les abeilles. Trouvez votre « chambre », votre planque au soleil — ou à l’ombre si tel est votre désir… Dans Sans Soleil de Chris Marker, qui traite essentiellement de la fragilité humaine face aux catastrophes naturelles et des mœurs de survie, la « Zone » décrit l’espace de transformation entre les images et la mémoire qui leur est liée. Quand le monde se rétracte, c’est tout notre champ de vision qui se restreint. Notre mémoire se trouve amputée, notre personne appauvrie.

Alors quand vous aurez trouvé votre « chambre » à vous, ce sera comme votre « passeport-évasion », votre rampe de lancement vers la sortie du Réel. Rêvez, décampez, voyagez, voyez ! Lisez les poètes-penseurs de l’espace : Virginia Woolf (Une Chambre à soi) ou Xavier de Maistre (Voyage autour de ma chambre), Marc Augé (Non-lieux) ou Georges Perec (Espèces d’espaces, Tentative d’épuisement d’un lieu parisien), Nicolas Bouvier (L’Usage du Monde) ou François Maspéro (Les Passagers du Roissy-Express), Henri Michaux (Ailleurs, L’Espace du Dedans) ou Guy Debord (sur la dérive et la psycho-géographie chères aux situs…), Norman Spinrad et William Gibson (les pionniers du cyberpunk). Forts de « nos intérieurs cultivés » et de nos investigations dans les interstices de l’espace commun, nous réinventerons, par-delà les fantômes chers à Buñuel, les trottoirs de la liberté (qui est aussi le nom d’un ouvrage fort instructif de Gérard Sainsaulieu sur la rue comme premier espace de la République). À bon déconfineur…

Marco Jéru