virginiedespentes-1_-_copie_2-adbbfDes salons parisiens au théâtre de la rue, la descente aux enfers de Vernon Subutex ne tolère aucun faux semblant. Et son histoire, hantée de losers magnifiques et de requins diaboliques, nous ressemble étrangement. Celle de la (f)Rance d’aujourd’hui ?
Le Tome 1 du dernier roman de Virginie Despentes paraît ce mercredi 9 janvier.

Nailed to the Pavement. Il fut un temps où le suprême NTM chantait « La vérité habite la rue, juste en face de chez moi ». Une vérité forcément dérangeante, comme chacun sait. À moins de se voiler sévèrement la face. Et déranger, ça, Virginie Despentes sait très bien le faire. En commençant, avec sa manière bien à elle, par disséquer le for intérieur de ses personnages romanesques. De leurs rêves les plus fous aux pires bassesses, en passant par des envies de dézinguer à tout va. Psychés, sensibilités et sexualités déglinguées – généralement cataloguées par ailleurs comme déviantes par une armée de « bien-pensants » – peuplent ainsi ses récits pour le meilleur et pour le meilleur du pire. Comme dans la vraie vie. Mais pas celle des cartes postales. La vie sans paravents, ni faux semblants justement. Entre fantasmes humanoïdes et dure réalité animale. Et Vernon Subutex ne déroge pas à cette saine habitude. Quand au détour d’une page, le dire vous saute à la figure. Le coup de patte du félin indocile. Que même la littérature ne saurait apprivoiser. Le sang d’encre à l’état brut. Sachant, par exemple, comment il doit être complexe de singer dans le même temps, le langage et les pensées prohibées, d’un vieil intellectuel bobo-isant et d’un jeune connard populiste. Il y a ainsi chez Virginie D une sorte de logique à n’épargner personne. Autant dans les tours d’ivoire qu’au bord du caniveau. À ne jamais dissimuler les ressentis, aussi mesquins, triviaux ou brutalement crus qu’ils puissent être. À raconter des vérités dans ce qu’elles ont d’implacable.

Au-delà de l’intrigue à proprement parler, ce roman est même quelque part une forme de réponse à la missive « cachez ce sein que je ne saurais voir », de tous temps et de partout socialement entretenue. Cachez ce sein et cachez tous les désirs inassouvis, cachez ces jeunes fafs et cachez les frustrations, cachez ces SDF et cachez leur humanité, cachez ces requins de la finance et cachez la drogue dure, cachez ces prolos et cachez le démembrement des services publics, cachez la banlieue et cachez la violence domestique, cachez la fuite en avant et cachez la perte de repères de générations dîtes sacrifiées, aujourd’hui en France… Et surtout cachez l’envers du décor, que nous ne saurions voir. Sauf que Virginie D ne cache rien.

Ainsi ai-je entendu parler de « monde révolu » et de « monde englouti » concernant son roman. Et pourtant le monde décrit dans les pages de Vernon Subutex est au contraire le reflet de maux et vices bien actuels. Mais aussi de fantasmes… Le mien tient en une phrase : aller un jour faire les courses Lost in the Supermarket avec Virginie Despentes.

vernonsubutex_1-812b8« Maintenant, chez Monoprix, il aimerait être venu avec son bazooka. La grosse blonde en short avec ses cuisses immondes qui se sape comme si elle était bonasse alors que c’est une vache, une balle dans la tète. Le petit couple façon Kooples tendance catho d’ultra droite, elle avec des lunettes rétro et les cheveux tirés en arrière et lui avec sa gueule de beau gosse et son oreillette qui téléphone dans les rayons pendant qu’ils choisissent uniquement des produits super chers, tous les deux en imper beige pour bien montrer qu’ils sont de droite : une balle dans la bouche. Le thunard obèse qui mate le cul des filles en choisissant de la viande hallal : une balle dans la tempe. La youpine emperruquée avec ses nibards dégueulasses qui lui ont poussé juste au-dessus du nombril : une balle dans le genou… Faire sauter tout ça. Mais il est papa, il est un homme marié, il est un homme adulte alors il ferme sa gueule… (sauf qu’il) péterait bien celle au petit connard juste devant lui avec son bouc et son gilet couleur chiasse, les cheveux sales et une petite gueule de fouine, il déteste les jeunes barbus ».

Je concède avoir limite pleuré de rire en lisant ça. Devant cette haine (à priori) gratuite. Cette fantasmagorie en version rouge sang. Qu’il est néanmoins hasardeux de sortir de son contexte. Certes, mais qui n’a pas rêvé un jour de dessouder tout le monde dans un supermarché ? J’avoue que ça m’a parfois traversé l’esprit. Genre fringué en homme invisible – oui, parce que j’aurais un peu la honte –, armé d’un gros flingue à double canon scié. Et paf la girafe. Et boum le chef de rayon rougeau, condescendant et autoritaire, boum le mec de sécu qui transpire l’intelligence, boum la vieille rombière qui cherche à te passer devant à la caisse et boum l’apprenti lascar qui se la joue cow-boy du haut de ses quinze ans. Etc. L’avantage avec ce jeu de quilles en version transcendé, c’est que l’on peut imaginer des variantes à l’infini… Merci Virginie.

Tout ça pour vous dire qu’au hasard des rencontres de Vernon S, on se délecte souvent avec les réflexions pour le moins intimes des protagonistes de cette histoire. Et par exemple si vous êtes père de famille :

« Vernon ne compte plus les potes qui du jour au lendemain essayent de t’expliquer que même les durs font du poney. Un mec avec un bébé est un mec foutu. Si encore on pouvait les élever débarrassés des mères, il y aurait, peut-être, une piste envisageable pour rester viril en devenant père. On ferait grandir les petits dans une hutte, au fond de la forêt, on leur apprendrait à faire du feu et à observer la migration des oiseaux. On les lancerait dans des ruisseaux glacés en leur ordonnant d’attraper les poissons à mains nues. Jamais on ne les câlinerait. Juste un regard, qui signifierait « la prochaine fois tu feras gaffe, mon fils ». Mais là, tel que c’est, l’unique stratégie raisonnable reste la fuite. Soit tu t’es trompé quand tu écoutais Slayer à vingt ans. Soit tu te trompes de vie, aujourd’hui ».

Oups… Osé, magnifique et sûrement abomiffreux pour d’autres. Mais surtout quelle dose d’humour. Et ce roman n’en manque pas. Sachant que cynisme, cruauté, trahison, mais aussi énormément d’humanité, sont également au programme.

Mais au fait, qui est donc Vernon Subutex  ?
Un ancien disquaire qui, ayant perdu son job, sa meuf, son appart et plusieurs de ses amis, va progressivement se retrouver à la rue et/ou dans des situations improbables, tout en croisant une ribambelle de personnages, incroyables mais vrais. Attachants ou repoussants, mais tellement bien ficelés. Je suis ainsi resté cloué au pavé de Virginie D jusqu’à la fin. La fin qui n’en est pas une, puisque la suite paraîtra au printemps. Quant à savoir si Vernon Subutex restera lui cloué au pavé parisien, c’est une bonne question. Reste que si j’avais adoré cracher sur vos tombes avec Vernon Sullivan, je sais d’ores et déjà que j’ai très envie de continuer cette aventure d’outre tombe avec Vernon Subutex. Traitement substitutif à tous les poncifs littéraires. Amen.

Laurent Zine

 


Vernon Subutex.
Tome 1.
(19,90 €, 396 pages, éditions Grasset)