Chroniques des Pathologies Nouvelles

 

  1. La Sériosite Justopathologique

 

sthetoscope

Parmi les épidémies qui sévissent silencieusement, ravageant la planète en ce début de XXIe  siècle, la plus remarquable, tant par son ampleur que par la rareté des travaux académiques qui lui sont consacrés est sans aucun doute la Sériosite (gravitae plombantis), particulièrement prévalente dans sa complication justopathologique.

La Sériosite est difficile à prévenir dans la mesure où elle peut avoir plusieurs origines bactériologiques ou virales, portés par les bacilles de la certitude, de l’amertume, de la peur. Chez certains cas, notamment dans les zones tempérées, la Sériosite peut même simplement apparaître à la suite d’une simple surchauffe du rationalisme et des aptitudes analytiques. Les premiers symptômes de « la maladie du sérieux », comme on l’appelle en France, son pays d’origine, sont l’importance centrale apportée par le patient à son emploi, ses études, ses opinions politiques, sa foi, sa vie sentimentale ou familiale. Elle se caractérise par la déréliction des enthousiasmes légitimes de la découverte en excessive gravité.

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L’affirmation du droit à la singularité se rabat en normes neuves. Les doutes créateurs se referment en certitudes stériles. Le derme de la générosité se couvre de pustules d’impatience et le complexe de supériorité gonfle pour former un goitre de lymphe. Les symptômes de la Sériosite sont une allergie vigilante à tout second degré et une chute des plaquettes de folie dans la moelle épinière.

Les milieux d’affaires, les féministes, les sociologues de gauche et les musiciens underground sont des groupes particulièrement vulnérables à l’épidémie de Sériosite, de même que les patriotes à globules tricolores ou les barbus au doigt levé, mais pas seulement. La première victime connue de la maladie est le regretté Philip Nikolic, leader des inoubliables 2be3, suicidé en 2009 : il avait pris au sérieux cette histoire de chanteur en play-back pour petites filles désœuvrées. Ce matin encore, une jeune femme, artisan – créateur de la Croix Rousse a été foudroyée par une crise de sériosite, considérant avec gravité la supériorité de ses chaussures en feutrine et de ses colliers en mie de pain sur « toutes ces merdes industrielles qu’on trouve partout. »

Ce catalogue de groupes-cibles montre que je ne suis moi-même pas épargné : réduire une personne, la résumer à un seul symptôme d’appartenance ou de différence, est un signe avant-coureur qui ne trompe pas. Dans quelques heures à peine, je serai aussi foudroyé par la fièvre Sériosite, qui déjà infecte un peu plus mon sang, à chaque battement de cœur.

Carambar-2013-Nouveau-logoEn quantité limitée, le bacille de la Sériosite est pourtant nécessaire à l’équilibre. Il nous aide à prendre le monde au sérieux, à distinguer ce qui nous est utile de ce qui nous est néfaste. Le sérieux est une condition pour transformer le réel et le composer à nous autant que nous avons à nous composer à lui. Mais l’inflammation du sérieux opère un déplacement : au lieu de prendre le monde au sérieux, le patient fini par se prendre lui-même au sérieux. Au lieu de s’adapter aux informations qui émanent de son environnement, le patient range ces informations dans les coordonnées de jugement qu’il a préalablement établies. Au lieu de définir ce qui est bon ou mauvais pour lui parmi le réel, le patient atteint de Sériosite tend à définir ce qui est bien ou mal, dans l’absolu, non pas au nom de ce qui lui apporte du bénéfice ou lui cause du tort, mais au nom de sa grille de lecture. En devenant dépositaire d’un manuel de classement du réel, quasiment transcendant en ce qu’il échappe à toute critique et à toute emprise extérieure, à toute vérification expérimentale, le patient atteint de Sériosite se transforme vite en agent du « Ministère iranien de la promotion de la vertu et de la répression du vice. » Il devient gardien d’un ordre moral, ancien ou moderne, selon l’environnement dans lequel le virus a frappé.

 

Contrairement aux prescriptions du Dr Spinoza qui invite à être vigilant sur soi et tolérant aux autres, le patient atteint de Sériosite traque les traces de fascisme, de patriarcat, d’impiété, de social-démocratie, de néo-libéralisme, dont l’autre pourrait être porteur, en oubliant de s’intégrer lui-même au paysage. Il résume la complexité des autres dans leur inaltérable altérité, putréfaction qui menace la pureté dont il est lui-même dépositaire.

seriositite`C’est ici qu’intervient la complication justopathologique. Le patient atteint de Sériosite décode mal les signaux qu’il reçoit du monde et se pose en gardien des mœurs de l’Autre, sans pourtant avoir jamais été mandaté à cette fin. Le malade perd en justesse. Symptôme clinique classique, le patient veut absolument réparer le monde, comme Hamlet : « remettre l’époque sur ses gonds. » Mais il se trompe sur l’époque et sur les gonds ; il appelle les autres à la rescousse, mais il est seul. Il invoque la nécessaire unité, la convergence des luttes, mais il s’isole. Les autres ne comprennent pas à quel point il est nécessaire qu’ils le comprennent et qu’ils s’unissent autour de ce que LUI pense, parce qu’il incarne le collectif. La malade de Sériosite justopathologique doit dès lors épurer son environnement, en chasser les traîtres, les tièdes, il s’enfonce dans la pureté et le cynisme. Paradoxalement, le cynisme n’est pas une forme de détachement, mais la feinte indifférence d’un point de vue surplombant et super-plombant, indice de Sériosite avancée. Le patient s’isole : il sait que le monde a tellement besoin de lui et de son sérieux, mais le monde lui renvoie que non. Pas du tout. L’univers ne nous est même pas hostile, il nous est indifférent. Les autres se passent très bien d’un sérieux de posture, d’importances factices, de discours de jugement dépourvus d’influence sur le réel.

Ironie d’Asclipios, Dieu grec de la médecine, pour avoir chassé la folie frivole de son esprit, le patient frappé de Sériosite justopathologique s’enlise progressivement dans la folie, la vraie, c’est-à-dire la souffrance d’un fonctionnement solitaire, ce point au-delà duquel « moi » est une prison qui me sépare des autres.

elephanttrampoline 2 - copieBien sûr, nous sommes tous porteurs du virus, tout le temps. Mais un traitement simple permet d’en prévenir le caractère dégénératif : beaucoup d’autodérision, jouir de situations ridicules et les rechercher ; tenter l’impossible et le rater en rigolant, ou le réussir en rigolant. En cas d’urgence, demander la nationalité belge.

 

« Vanité des vanités, dit l’Ecclésiaste, vanité des vanités, tout est vanité.

Quel avantage revient-il à l’homme de toute la peine qu’il se donne sous le soleil ?

Une génération s’en va, une autre vient, et la terre subsiste toujours.

Le soleil se lève, le soleil se couche; il soupire après le lieu d’où il se lève de nouveau.

Le vent se dirige vers le midi, tourne vers le nord; puis il tourne encore, et reprend les mêmes circuits.

Tous les fleuves vont à la mer, et la mer n’est point remplie ; ils continuent à aller vers le lieu où ils se dirigent.

Toutes choses sont en travail au-delà de ce qu’on peut dire; l’œil ne se rassasie pas de voir, et l’oreille ne se lasse pas d’entendre.

Ce qui a été, c’est ce qui sera, et ce qui s’est fait, c’est ce qui se fera, il n’y a rien de nouveau sous le soleil. »

 

Alors comme le préconise le célèbre philosophe post-moderne Selector Del Camping : « TTC-TDS. Tu Te Calmes Tout De Suite. »

 

Pr. Marc Uhry,

Doyen des facultés limitées