A propos de Le Roi carotte (Opéra de Lyon, du 12 décembre au 1er janvier)

À franchement parler, sur le papier, ça ne tient pas deux secondes. Jacques Offenbach (musique) et Victorien Sardou (livret) avaient dû sacrément forcer sur la bouteille, ou fumer quelques plantes aromatiques, lorsqu’ils ont accouché du Roi Carotte. Voyez plutôt : roi dans la ville de Krokodyne, Fridolin (Yann Beuron) veut se marier avec la princesse Cunégonde (Antoinette Dennefeld) pour capter sa dot et épurer ses dettes, et l’invite à un bal au château. Sauf que la sorcière Coloquinte (Lydie Pruvot) opère un sortilège dans le potager et rend vivants une série de légumes qui font irruption pendant le bal. Carotte (Christophe Mortagne) se fait proclamer roi à la place de Fridolin, contraint à l’exil mais qui mûrit sa vengeance en compagnie du lutin Robin-Luron (Julie Boulianne) et de la princesse Rosée-du-soir (Chloé Briot).

Le Roi Carotte est donc un opéra-bouffe, et plus exactement de bouffe vegan. Il serait bien sûr tentant de filer la métaphore potagère, par exemple en rappelant que l’Opéra de Lyon nous offre la primeur d’une œuvre oubliée depuis 1877, en avançant que le coup de force de Carotte est finalement râpé ou en suggérant que tout cela est une plaisante (bette)rave-partie. Mais ce serait consentir à une facilité déjà constitutive de l’opéra.

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Il serait aussi tentant de contextualiser l’œuvre (imaginée dès 1869, suspendue par la chute du Second Empire et finalement proposée en 1872) pour en livrer une lecture politique. Carotte est certes « médiocre et grotesque », comme Marx le disait de Napoléon III, et l’attitude servile des courtisans qui se courbent devant l’usurpateur en contraignant Fridolin à l’exil est assurément évocatrice des mœurs du temps comme de ceux d’aujourd’hui. Pour autant, il semble bien difficile de voir dans la révolte maraîchère du dernier acte une évocation de la Commune, dont les cadavres devaient être encore tièdes lorsque la pièce fut créée. Si Le Roi Carotte est situé dans le temps, c’est celui d’un certain triomphe de la bourgeoisie dont il exalte le tourisme naissant (la visite de Fridolin à Pompéi), la dynamique d’industrialisation (le train) et certains des loisirs luxueux. Un regard éclairé par la récente exposition « Splendeurs et misères » du Musée d’Orsay (1) décèle par exemple que les lieux parisiens que Cunégonde dit avoir fréquentés (le bal de l’Opéra avec ses actrices en maillot collant, les restaurants où l’on mange des écrevisses, le Bois et ses cocottes) sont les lieux privilégiés de la prostitution de luxe, ce qui d’emblée en dit long sur la moralité de la princesse.

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Mais ces tentatives de lecture et de légitimation du Roi Carotte restent vaines devant la bouffonnerie intrinsèque de l’œuvre, que même ses incongruités et ses faiblesses ne parviennent pas à complètement disqualifier. Ainsi la visite à Pompéi n’a guère d’utilité dans le récit, sinon la quête d’un anneau magique que les personnages abandonnent aussitôt acquis — ce n’est certes pas l’anneau du Nibelung, et Offenbach n’est clairement pas Wagner. De fait, ceux qui ont sans doute le mieux tiré parti de l’œuvre sont le costumier (Laurent Pelly, qui signe aussi la mise en scène) et la décoratrice (Chantal Thomas), dont on devine qu’ils s’en sont donnés à cœur joie. Si la betterave est un peu moche, les radis sont très convaincants et la troupe des fourmis martiale à souhait. Le décor joue à fond sur la symétrie entre la cour de Fridolin et cette de Carotte (portraits et gisants des ancêtres, trône, etc.) et fourmille d’allusions légumières (cagette, panier à salade, moulin à légumes, etc.).

Bref, comme indiqué plus haut, tout ça ne tient pas la route deux secondes et pourtant ça marche plutôt bien. Même engoncés dans des costumes ridicules, les interprètes ont l’air de bien s’amuser et leur bonne humeur est communicative. On rigole comme devant un navet (désolé…) télévisé un dimanche soir, avec une certaine culpabilité mais surtout le soulagement de la décompression. À franchement parler, dans le contexte actuel, c’est déjà beaucoup.

Carmen S.

 

  1. Et par le livre de Lola Gonzalez-Quijano, Capitale de l’amour. Filles et lieux de plaisir à Paris au XIXe siècle, Paris, Vendémiaire, 2015

 

photos : © Stofleth