Carnet de routes qui ne mènent nulle part 

Chroniques d’aventures indélicates sur les routes nord-américaines. Entre le blues du Delta et la baie des Anges. Entre les plages de Miami et les terrains vagues de Motor City. Entre fiction et réalité. Entre hier et aujourd’hui.

Un carnet de routes à parution et destination aléatoires.

12. Soudain la nuit

Novembre avait fini par nous rejoindre sans prévenir mais les nuitées dans les motels de Venice semblaient vouloir prolonger avec un malin plaisir l’abrutissante canicule estivale. Celle qui condamnait les sens à la moiteur putride et les cerveaux au court-circuit. Abandonnant tout espoir de clairvoyance à la seule quête d’un peu d’air ventilé. Et c’est souvent au crépuscule dans des états de semi-conscience fiévreuse, qu’elles revenaient me hanter. Je me souviens de Sharon Tate et je me souviens de Elisabeth Short, héroïnes post mortem de mes insomnies. Et je ressens encore aujourd’hui les spasmes dans ces draps détrempés, à dévorer les essais, enquêtes et fictions leur étant consacrés. Je me rappelle de ma respiration saccadée et je me rappelle les avoir cauchemardé jusqu’à les imaginer près de moi dans la pénombre de ma chambre d’hôtel. Dans l’antichambre de mes rêves insensés. Coupé du monde extérieur et physiquement enrôlé dans quelques intrigues envahissant tout mon être, telle une lampée de soupe brûlante avalée sans maîtrise. Je me revois la tête dans le sac en train d’inhaler les pages de ces bouquins, dont il m’était désormais impossible de me détacher. Tachant mes doigts de leur sang d’encre. Tremblant à l’intérieur. Humide à en crever. Je me souviens parfaitement de la mort atroce de ces femmes que l’on disait « fatales », mais qui avaient surtout été rattrapées par quelque chose n’ayant rien à voir avec ladite fatalité. J’étais comme viscéralement suspendu à leur souvenir. Submergé par une relation certes romanesque, mais singulièrement macabre et pour le moins malsaine, sans vraiment discerner le pourquoi du comment. Pourquoi gardais-je donc en mémoire et de façon quasiment visuelle, l’assassinat du Dalhia Noir dans le comté de Los Angeles ? Comment des livres avaient-t-ils pu me cramponner à ce point dans l’obscurité de mes pensées, jusqu’à supplier le soleil levant de m’en délivrer ? Comment expliquer ce voyeurisme par destination et ce penchant virant à idolâtrie, tant pour l’effigie que pour le corps de femmes mortes ?!

Voyage au bout de l’envers

J’ai mis du temps pour déchiffrer ce bordel désespérant alors que ce n’était pourtant pas la peine d’aller chercher bien loin. Sans forcément aller théoriser du côté de l’anthropologie sociale ni interroger toute l’histoire de la psychanalyse. Ni même et surtout essayer de m’affranchir de mes propres travers insensés. Homme j’étais et homme j’avais été culturellement imprégné par des siècles de domination et d’imagerie masculines. Un genre de dogme qui s’évertuait entre autres depuis des lustres à cataloguer les femmes : des sorcières aux passionarias en passant bien sûr par les saintes, les putes, les bonniches, les lolitas et les fatales. Pour mécaniquement les réduire à un corps. Un corps initialement et soi-disant sacralisé mais surtout fantasmé, caché, érotisé, glorifié puis conspué, montré, calomnié, exhibé, déshumanisé, brûlé, démembré. Un corps finalement dérobé. Et publiquement écartelé entre fétichisation absolue et fascination morbide pour la violence qui lui était faite. Des sorcières aux passionarias… Sans oublier ma mère, mes sœurs, ma compagne et ma fille. Ni toutes les autres qui me susurraient à l’oreille qu’il serait peut-être grand temps de se réveiller et d’en finir avec ce putain de cauchemar récidiviste intergénérationnel.

Sauf que. Elles s’appelaient « faits divers » et ça faisait vendre du papier. Il suffisait pour s’en convaincre d’examiner les coupures de journaux et titres « à la Une » qui donnaient chaque jour de la matière aux romans les plus noirs. Il y avait Sharon Tate et il y avait Elisabeth Short, mais il y avait aussi toutes ces inconnues qui gesticulaient entre le sensationnellement sordide et le mortellement banal. De sombres histoires de meurtres ou de viols de femmes dont les médias se repaissaient et qui foisonnaient par rétroaction dans la littérature américaine. Cristallisant l’attention d’un peuple pétrifié. Conjurant tous les petits chaperons rouges de ne jamais dévier du chemin balisé. Et ce manifestement, depuis l’invention de l’écriture. Récits antiques, pamphlets bibliques, chroniques moyenâgeuses, romans et presse à scandale contemporains : même combat ! Ou comment faire ses choux gras avec de la tragédie humaine thrillerisée. Les corps avaient beau se débattre ; leur instrumentalisation était comme « rentrée dans les mœurs » depuis la nuit des temps. Croque la pomme, suce-moi la fraise et rendez-vous pour l’excommunication dans le jardin d’Eden. Le corps féminin étant à partir de ce moment-là et de façon irréversible, marqué au fer rouge de la tentation. La femme ainsi condamnée à expier une sorte de faute originelle avant même de penser à exister. Dont acte de la forcément incontrôlable tentation à laquelle les hommes ne sauraient résister (…) Non mais je rêve ? Mais non pas du tout. C’est d’ailleurs ce système de pensée qui avait  toutes religions confondues, pardonné aux hommes toutes leurs transgressions, en renvoyant la femme dans les cordes du « sex-appeal ». Amen. Et dire que consciemment ou non, j’avais baigné là-dedans. Si enfant je rêvais de marier ma maitresse d’école ; arrivé à l’âge adulte, voilà que je l’imaginais désossée à moitié nue dans un terrain vague. Oui bien sûr j’exagère un peu mais difficile de ne pas se haïr en de telles circonstances. Si ce n’est que je me sentais à la fois sexuellement bourreau et victime par ricochet. Tellement j’exécrais cette violence à la fois endémique et terriblement masculine. Et à laquelle très jeune, j’avais été doublement confronté par personnes interposées. Mais cette fois-ci, sans qu’il soit question de macabres fables romancées. D’abord à l’adolescence, quand ma mère avait évoqué devant moi le profond traumatisme de ses grandes sœurs dû à l’inceste, comme dans tant d’histoires familiales, façonnées ou non par la brutalité de l’exil. Puis lorsque nombre de mes amies proches subirent un viol alors que nous n’avions pas même vingt ans. Un viol en plein envol, comme pour te briser les ailes d’avoir un peu trop soif de liberté. Par personnes interposées mais la gorge nouée.

He went into my sister’s room, and he locked the door.
He said « I hate you, but I love you more ».
I heard her crying, as the lights went out.
I heard her scream, I had to shout.

Dad no ! Dad please, leave her alone !

No Means No (1987)

« Les femmes et les enfants d’abord ». Mais quel putain de leurre ! Et quel sentiment d’impuissance me concernant. Tellement j’aurais eu envie d’aller tirer dans le tas. Hey mec, si tu ne peux contrôler tes « pulsions animales », prends exemple sur les ours et va te frotter contre un arbre jusqu’à ce que ça te passe ! Ce devait être un fruit sacrément défendu pour que dans la foulée de son ingestion coupable, le consentement féminin soit balayé au profit de l’attraction obsessionnelle ? Les femmes étaient certes belles et désirables mais je n’ai jamais saisi en quoi l’utilisation d’un gourdin aurait pu servir ma cause auprès d’elles. Sauf qu’une fois qu’on a dit ça, it’s you & me against the world ! Ensuite, il est seulement question de réussir à ravaler sa salive. J’avais beau me demander « comment être libre dans un monde patriarcal qui ne l’est pas ? », mais en dehors de la case frustration, je ne voyais pas bien à quoi pourrait me conduire une telle interrogation. J’étais témoin et dépositaire d’une moralité séculaire qui, sous couvert de paternalisme bon teint, abonnait les sociétés à la soumission féminine. Dédouanant la plupart du temps le masculin de ses penchants agressifs au prétexte de l’île de la tentation. Le Monde de Papa. Le journalisme à papa. Le pouvoir et la religion selon papa. Et selon des préceptes certes ancestraux mais ô combien d’actualité dans l’univers 2.0. Papa chasseur, papa très fort, papa directeur, papa censeur et surprise du chef, papa prédateur… Mais surtout papa chef connard dont il nous faudrait désormais, au moins symboliquement parlant, couper les couilles. Sans qu’il soit question de mettre évidemment tous les hommes ni tous les pères dans le même panier à crabes. Mais en leur donnant ouvertement le choix, soit d’accompagner les femmes dans une véritable guerre de libération ; soit de chercher encore et toujours à pérenniser les traditions de servitude de l’ancien monde. Avec ses grands airs faussement puritains et son revers totalement injuste. Et quand je vois ce qu’il advient aujourd’hui aux États-Unis avec le retour en arrière concernant l’avortement, la rage me revient mais les bras men tombent. Tant ce combat est très loin d’être gagné et ne serait-ce que légitimé. Tant l’actualité des corps dérobés est d’une tristesse infinie. Tant la domination masculine n’est finalement qu’une allégorie du pouvoir : ceux qui en abusent deviennent tellement accrocs qu’ils s’y cramponneront jusqu’à leur dernier souffle. Et voilà donc le monde que j’allais refourguer à ma fille ? Si au moins le réchauffement climatique pouvait s’accompagner d’une glaciation de la testostérone ! Ça nous ferait des vacances bien méritées mais ce n’est pas pour demain. En attendant je scrute le sourire à pleines dents qui illumine son visage, en me disant que la joie primitive est quoi qu’il en soit un bon remède à l’infamie. Et je dédie modestement ces quelques lignes à toutes mes sœurs qui en furent ou qui en seront les cibles.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Free your mind

Paupières gonflées, estomac vide, jambes rouillées, esprit fétide ; le réveil s’annonçait difficile. C’était néanmoins mal connaître mon vieux compagnon de route, de chambrée et parfois d’infortune, Kanardo, qui avait décidé de prendre les choses en main et la tangente. Fatigué de moisir à l’abri des climatiseurs et enthousiaste à l’idée d’éprouver les saisons de la nuit Angeline. Mais en attendant la tombée du jour, j’avais réussi à le convaincre d’aller zieuter du coté de El Monte pour retrouver le fameux carrefour où le corps du Dahlia Noir avait été retrouvé atrocement mutilé, coupé en deux au niveau du bassin et vidé de son sang. Oui parce que tant qu’à être fasciné par le sordide, autant assumer et aller jusqu’au bout de la démarche. Remonter aux Racines du Mal. Essayer même partiellement de décrypter l’indescriptible. Mais pour ce faire, il me fallait voir par moi-même et se rendre sur place. À la recherche d’une ville, d’un quartier, d’un coin de rue et d’un bout de bitume. S’imprégner de son atmosphère. Photographier les habitants et mémoriser la géographie des lieux. Confronter le roman, le fantasmé et le réel supposé. En situation et en totale immersion. C’est précisément pour cela que nous étions venus aux Etats-Unis : se retrouver imbriqués dans des textes de romans, des pages de bandes dessinées, des séquences de films comme dans des paroles de chansons, qui avaient littéralement inondé notre être de l’intérieur depuis l’enfance. Immergés pour appréhender la genèse d’une œuvre et pourquoi pas l’intention de son auteur. Pour interférer avec ce que l’on ne pouvait que difficilement ressentir à distance. Pour tenter au final de se réapproprier le présent, en balayant les on-dit et les a priori. J’avais, des années plus tard, causé de cette « façon de faire » à François Guérif alors qu’il dirigeait la collection Rivages Noirs chez Payot et que je travaillais un peu dans la presse écrite. Il m’avait ce jour-là confirmé qu’il lui était parfois impossible de faire sans, et qu’il avait ainsi dû se rendre à Los Angeles avec Freddy Michalski, traducteur patenté de James Ellroy, pour ne serait-ce que visualiser le cadre des intrigues de ce dernier. Pour suivre par exemple à la trace les derniers soubresauts du Dalhia Noir dans ce fichu Grand Nulle Part… Et voici que pour moi la boucle était bouclée ! Non pas qu’il m’ait totalement rassuré quant à ma fascination libido-maladive pour le genre livide, mais je pouvais toujours me dire que mes pas à l’instar de mes cauchemars, étaient guidés par une démarche compréhensive. Ce fut quoi qu’il en soit un début de réponse à mon besoin boulimique de parcourir en long en large et surtout en travers, cette foutue contrée saturée de tarés. Remonter autant que faire se pouvait, aux racines du mal de la musique et de la littérature américaines. Sans boussole et bien sûr sans prétention aucune à l’exhaustivité en la matière.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Mais pour l’heure, nous roulions tranquillement sur Ventura Boulevard au dessus de la colline de Hollywood. Au moment où la Baie des Anges à horizon, commençait timidement à se consteller de lumières. Annonçant l’arrivée prochaine de l’obscurité, dans une déclinaison à la fois de chimères rutilantes et de tous les possibles. Advienne le temps d’une redescente psychotrope vers Sunset Boulevard, à me laisser driver au rythme des sarcasmes de mon glorieux copilote, qui avait manigancé un sublime guet-apens quant à la suite des opérations.

– « Quoi de neuf docteur » ?

– « Roule en direction du numéro 6215 sans te poser de questions » !

Le bougre avait pris soin de réserver secrètement deux places pour le concert du soir, dans cette magnifique salle de spectacles Art Déco qu’était le Hollywood Palladium. 6215 Sunset Boulevard. Et je me souviens tout à fait de mon euphorie limite extatique lorsque j’ai aperçu en lettres lumineuses géantes le nom du groupe à l’affiche : Beastie Boys ! Ou comment se réconcilier avec ses semblables en l’espace d’une soirée, au firmament de la félicité et de la sueur partagées. Le trio débonnaire new-yorkais ayant mis d’emblée le feu à l’assistance en balançant un Shake your Rump de haute volée. À la jonction du groove maîtrisé et de la furie saturée. Pour enchainer tout un set durant en mode frénésie communicative. Notamment avec les reprises de Minor Threat ou des Bad Brains qui stage diving aidant, nous expédièrent batifoler entre le plafond et le mur du fond. Le tout au beau milieu d’un public aux anges et véritablement cosmopolite, comme cela n’arrive que très rarement en France. J’ai eu d’ailleurs l’impression tout au long du concert de vivre un moment à part : un genre de grand « choc des cultures » comme annoncé de partout dans les médias avec effroi, mais avec un effet inverse : une morale toute autre et une joie immense. Un grand moment de musique, de danse et de communion collective. Envoyant ainsi valdinguer toutes les constructions mentales qui freinaient la collusion spontanée entre les sexes, les genres et les couleurs. D’un coup de baguette magique, le vieux continent m’apparaissait terriblement vieux, le nouveau monde progressiste et les Beastie Boys avant-gardistes ! C’était sûrement utopique voire totalement candide comme impression, mais pour une fois, que l’aigreur, la jalousie, le racisme et le sexisme ordinaires avaient momentanément disparus des radars, je n’allais pas bouder mon plaisir.

Free your mind and your ass will follow !

Funkadelic (1970)

Et ça fonctionnait bien sûr dans l’autre sens : libère ton bassin et ton esprit suivra ! Mais ça vous le saviez déjà et aussi bien que moi. Il y avait forcément quelque chose à éprouver pour le corps au bout d’un telle expérience musicale. Quelque chose qui avait à voir avec l’osmose en version grandiose. Avec le seul melting-pot digne de ce nom dans ce monde qui tournait définitivement à l’envers. Et j’imagine que c’est à ce moment-là que j’ai trouvé un sous titre à ces carnets de routes : Ma Sonique Amérique. En totale immersion et surtout en plein métissage. Enfin open-minded mais certainement pas arrivé. Ni au bout du voyage, ni au bout de moi-même.

C’est heureux qui comme Ulysse que nous avons tracé la route le lendemain. En ayant soigneusement évité de trainer nos guêtres du côté du Walk of Fame, de Disneyland, Universal Studios, Beverly Hills et de tous ces traquenards suintants la bave de touristes juxtaposés au Star-System. Ventura Boulevard, dernière sortie. Direction Santa Monica puis Santa Barbara. Avec l’idée de bifurquer au nord ouest vers ce qui pourrait ressembler à l’une des plus belles corniches du monde. La route numéro 1 qui reliait Los Angeles à San Francisco en longeant le Pacifique. Via Big Sur, Monterey, Santa Cruz et compagnie. Le temps d’un arrêt rapide dans une Malibu Gaz Station et rendez-vous la prochaine fois, mesdames et messieurs anges de l’enfer.

À suivre…

Laurent Zine

 

Carnet de routes qui ne mènent nulle part #11