Carnet de routes qui ne mènent nulle part

Chroniques d’aventures indélicates sur les routes nord-américaines. Entre le blues du Delta et la baie de Monterrey. Entre les émeutes de South Central et la Vallée de la Mort. Entre les plages de Miami et les terrains vagues de Motor City. Entre les Longhorns de Austin Texas et les Zombies du Lower East Side. Entre les lignes. Entre fiction et réalité. Entre hier et aujourd’hui. Entre balade autobiographique et essai option métaphorique.

Un carnet de routes à parution et destination aléatoires. 

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  1. Kiss me in the Shadow

Ce fut une soirée quasiment ordinaire, en mode souplesse du tigre, ronronnements espiègles et abrutissement collectif. Une soirée à s’enfiler mécaniquement des bouteilles de Rolling Rock, tout en devisant mollement quant à l’avenir de ce super monde moderne. À griller fébrilement des sticks de weed des Caraïbes, tout en écoutant vaguement un type s’époumoner sur les ondes hertziennes. Rien de franchement transcendantal dans les foyers reculés du front occidental, sauf que parfois le train-train déraille. Et généralement, c’est sans crier gare, au beau milieu d’un virage dans la nuit. Le bonhomme qui causait dans le poste s’appelait Henry et avait manifestement de la suite dans les idées. Et une ribambelle de disques improbables en stock pour les agrémenter. Ainsi avait-il entrepris de revisiter entièrement l’histoire du rock & roll, à travers le prisme des loosers magnifiques et autres crooners gentiment sur le retour. Autant dire qu’il avait de quoi s’occuper. En imaginant qu’il avait même prévu plusieurs émissions pour faire le tour de la question. Une tâche limite titanesque qui pourrait accessoirement faire l’objet de recherches en sciences sociales. Encyclopédie des chanteurs et musiciens américains alcooliques notoires – voire junkies jusqu’à la moelle – au XXe siècle. Le genre d’ouvrage qui pourrait avoir de la gueule sur votre étagère, non ? À ranger entre Moins qu’un Chien et Avec les Damnés (1). Enfin bref, la nuit risquait d’être longue. Quand Henry a commencé à disserter sur le sujet, jérémiades sonores à l’appui…

I’m a rollin’ stone all alone and lost

For a life of sin I have pay the cost

When I pass by, all the people say

Just another guy on the lost highway

losthighway1

Et à épiloguer sur des trajectoires de vie quelque peu « singulières ». Le plus souvent stoppées brutalement. Dos au mur, mais toujours la tête dans le guidon. De Bird jusqu’à Stiv Bators en passant par Otis Redding, Jimmy Hendrix ou Elvis Presley, et par une ribambelle d’étoiles filantes plus ou moins obscures. Plus ou moins pulvérisées à vitesse grand V. Il faut dire qu’en la matière, Henry avait sa propre théorie. Un brin simpliste mais divinement croustillante : chez nos amis les bêtes de scènes, habituellement endimanchées d’une 6 cordes en bandoulière, le génie artistique allait souvent de pair avec une impitoyable descente aux enfers ! Le « processus créatif » s’accommodant ainsi rarement d’une existence à la dérive sur un long fleuve tranquille, entre confort moderne et psyché molletonnée. Entre tour d’ivoire et opulence feutrée. Un stick plus loin, j’avoue que le concept a fini par m’éperonner diaboliquement le cerveau, nécessairement Open 24, comme le magasin de spiritueux qui jouxtait honorablement notre home sweet home. Je me représentais mal en effet, un grand propriétaire terrien, inévitablement accoutré d’une chemise blanche immaculée, chanter le blues avec brio. Un banjo dans une main, un fouet sudiste dans l’autre, et Autant en emporte le Vent… Le trait est certes un peu forcé, voire complètement surréaliste, mais disons qu’à ce moment-là, un rien pouvait facilement m’inciter à ricaner bêtement. Et à visualiser toutes sortes de scénarios échappés du grand nulle part. Il n’empêche qu’il y avait et qu’il y a sûrement matière à réflexion. Est-il effectivement possible d’accoucher musicalement parlant, de quelque chose qui détonne et qui accroche, quand le danger, la peine, l’incertitude, la frustration, la déchéance voire la « déviance », vous sont socialement et psychologiquement étrangers ? J’avoue que l’antithèse ne me saute pas aux yeux. Et même en généralisant l’hypothèse à toutes les disciplines artistiques. Je n’ai par exemple pas connu personnellement Ludwig Von Beethoven mais je l’imagine pourtant un tantinet perturbé. Idem pour Kurt Cobain, Vincent Van Gogh ou Frida Kahlo. Des destinées au service d’une singularité non feinte, jetée en pâture à la face d’un monde foncièrement rustique, et ordinairement mesquin pour ne pas dire malveillant à leur encontre. Ainsi et pour décliner le propos à travers les époques, il semblerait bien que les artistes qui osent brutalement sortir du rang, sont et seront par tradition maudits et incompris. Avant de pouvoir savourer en option ladite impitoyable descente aux enfers. D’emblée dérangeants, dérangés et trivialement saltimbanques pour les uns ; avant-gardistes ou simplement en marge pour les autres. Ils deviendront occasionnellement riches et célèbres, mais la plupart du temps après leur mort.

Ô monde cruel, arrête tes propos obscènes

Quant à Henry, il avait clairement choisi de se focaliser sur les énergumènes qui gesticulaient constamment sur le fil du rasoir dans le granguignolesque univers du rock. En admettant qu’en l’espèce, les arcanes de la création s’accompagnaient bien souvent de la consommation de vitamines hors catalogue. Ainsi répertoriait-il quasi méticuleusement tous les auteurs interprètes qui déifiaient la défonce des jours heureux et des nuits sans lune, pour s’aider à composer ou à enfiler un costard de scène. Quitte à terminer parfois leur chienne de vie comme le regretté Stiv Bators : écrabouillé au petit matin par un taxi parisien. L’ancien chanteur des Dead Boys dont les cendres furent ensuite dispersées au cimetière du Père Lachaise et sniffées dans la foulée par sa meuf de l’époque, qui souhaitait ainsi rester « proche de lui ». Amen.

stiv b

Il est vrai que sauf exception à tendance suicidaire, on a souvent le choix des armes mais rarement celui du synopsis de sa mort. Et nombreux sont ceux qui, après avoir longtemps végété sous les feux scintillants de la rampe, finissent le nez dans la farine, à défaut de servir eux-mêmes de farine. Quoi qu’il en soit et qu’il advienne de sa carcasse atomisée, un chanteur sait pertinemment qu’en montant sur les planches, il devra tout donner. À commencer par sa vérité. Faite de sueur, de sève et de sang. Ne serait-ce que parce que le public est exigeant. Certains tiendront durablement le choc avec ou sans vitamines, d’autres non, mais tous y laisseront leur peau. C’est écrit. Le métier est prenant. Entre roulette, poupées et montagnes russes. Un vrai mariage de déraison. Une alchimie doucement Faustienne. Le genre de destinée extra sportive qui aurait quelquefois tendance à faire surchauffer la cervelle de l’auditeur lambda.

Et pendant ce temps-là chez les bonnes gens, on n’aime pas trop « ça ». L’alchimie et les saltimbanques. Ou plutôt, on adore détester ça, entre fantasmes et interdits. Ces brebis galeuses et excentriques. Bonnes à cramer sur une place publique. Avec leur accoutrement provocant et leur supposée « musique du diable ». En ce qui me concerne, je ne vois pas trop où est le problème, sinon du point de vue de la pure jalousie. Qu’est-ce que ça peut bien leur foutre que des gais lurons se défoncent ainsi consciencieusement pour atteindre un niveau d’imagination et de création insoupçonné ?  La caravane passe sans prêter attention à ces chiens qui aboient en bavant outrageusement, et désormais en direct à l’antenne…

La bave de la haine de service. Celle qui contamine souvent les gens dont le seul courage est d’appartenir à un groupe ou à une foule en délire. Ils n’auront jamais le plaisir de se « mettre à table » Avec les Damnés. Ni de goûter au Festin Nu ou aux Cantilènes en Gelée (2). Tant pis pour eux. Qu’ils continuent à saliver anonymement et à végéter à l’ombre des aléas de la bourse en ligne. Et pendant que dans un recoin de la pièce dans lequel trônait un écran géant Super Mario, certains d’entre nous s’explosaient scrupuleusement la rétine, déjà relativement écarlate mais pour des raisons moins avouables ; Henry nous a soniquement guidés dans la l’obscurité, en fulminant à la manière d’un prédicateur baptiste échappé d’une église de la 116e rue à Harlem. Mais surtout en balançant tube sur tube !

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Aux États-Unis, le job d’animateur radiophonique est assurément un métier à part entière, qui a même connu ses lettres de noblesse depuis plusieurs générations d’auditeurs et notamment depuis l’épopée des artistes dénichés par les studios de La Motown, Hitsville USA. Aucune comparaison possible avec les mielleux qui foisonnent sur la Oui-Oui FM de par chez nous. En dehors de quelques niches et stations indépendantes, c’est généralement Merde in France comme dirait ce chanteur snob et célèbre. Henry lui, n’avait ni l’âme d’un vendeur de rêves sur papier glacé, ni la voix de fausset qui va avec. Plutôt le background d’un sacré ambianceur. Et il a commencé à salement nous dérider. Nous emmener exactement là où il le voulait. Jusqu’à la faille temporelle. Celle des premiers déhanchés troublants et des yeux qui pétillent. Le moment où tombent les chemises à carreaux et la retenue. Où l’ivresse des profondeurs remonte à la surface. Où les filles commencent à fredonner quelques couplets pendant que les garçons se mettent à transpirer plus que de raison. Et vice et versa. Mais toujours avec une grande détermination dans la désinvolture. La faille vous dis-je. Le San Andreas du mélomaniaque. Les secousses sismiques en version Touch me I’m Sick. Avec aggravation soudaine du niveau sonore et de la température. Il pleut sur mes lunettes, je n’y vois plus très bien. Pogo, hurlements et agglomérat humain à même le sol. Le lâcher-prise en version intégrale. Quand le peu qu’il nous reste de honte et de timidité disparaît complètement des radars.

C’est peut-être juste une impression momentanée mais j’ai toujours pensé qu’il était plus facile de chanter en anglais que de parler l’anglais. A fortiori l’américain. Notamment lorsque l’envie de reprendre un refrain en chœur vous bascule de l’intérieur. Dans ce cadre, chacun a évidemment sa version des faits. Mais tout le monde connaît la musique. Ou plutôt devrait. À titre strictement personnel, j’oscille entre la complainte du cow-boy solitaire et celle du jeune punk manutentionnaire. Musicalement éloignées mais proches mélancoliquement parlant. À tel point que la ressemblance de « grain » est parfois troublante. Tel un cri dans la nuit immédiatement familier. Un timbre de voix qui vous parle directement au ventre. Un air que vous avez l’impression d’avoir toujours eu en tête. Une mélodie tubesque qui un beau jour, vous retourne comme une crêpe. Et bien évidemment quand de surcroît, le texte qui l’enjolive vous cause instantanément entre les oreilles. Cette histoire est déclinable toute sa vie durant, en masse ou en solo, au rythme de rencontres auditives tout aussi fortuites que déterminantes. Via des chansons qui deviendront épisodiquement POPulaires sur la planète des ondes, ou végéteront 45 tours durant dans les bacs de l’oubli. Mais qui à coup sûr, feront de nous ce que nous sommes. Et nous escorteront jusqu’au bout de la route.

J’ai ainsi rêvé de Kim Gordon quand elle chantait « Kiss me in the Shadow ». Je me suis téléporté  au carnaval de Nothing Hill en écoutant « Police & Thieves ». J’ai surfé à « Rockaway Beach » avec les Ramones. J’ai quasiment pleuré en entendant « Don’t want to know if you are lonely » de Hüsker Dü. J’ai grimpé aux rideaux en écoutant la première fois Mudhoney et Condense. J’ai vécu une séparation douloureuse sur le « Slip through my Fingers » de Pegboy. J’ai flirté avec le firmament avec « I got by in Time » de Jam. Flirté aussi mais dans une surprise-party avec le « Saturday Nite Fever » des Bee Gees. Perdu la raison avec les Beastie Boys. Retrouvé un tant soit peu de sérénité grâce à « My Favorite Things » de John Coltrane ou « Walk on By » de Dionne Warwick. Eu envie de jeter des pavés avec les Redskins. Ou de Sauter au plafond avec Slayer, Melt Banana ou bien Hot Snakes. Aujourd’hui encore, il m’arrive de me réconcilier avec un trampoline dans un concert de Binaire & co. Ainsi soit-il. Escorté que je suis jusqu’au bout de la route. Et je me rappelle très bien de cette « première fois », vécue comme un véritable pèlerinage, quand ayant économisé suffisamment de francs sur l’argent de poche, j’ai pu me rendre chez un disquaire comme on rejoint la terre promise. Un jour du monde en 33 tours. Gravé en moi comme l’histoire de la musique, à jamais véhiculée par son support vinylique. Objet de cire noire à la rondeur féerique, gardé comme un trésor dans un sac en plastique. Et ce n’est pas l’envie qui me manque, d’aller illico beugler ma chansonnette en dessous de votre fenêtre, ou si possible dans votre cour intérieure. Sauf que pour l’instant et uniquement d’un point de vue géographique, un océan nous sépare.

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« I got a six pack and nothing to do. I got a six pack and I don’t need you ».

Sur sa lancée post-traumatique, Henry en était à honorer les liaisons dangereuses entre le rock et le houblon depuis l’invention du phonographe. Sic. Et puis il y a eu cette intro à la basse, reconnaissable entre mille. Six-pack, un titre comme une profession de foi, de ce vieux groupe punk hard core qu’est Black Flag. Le genre de cri de ralliement qui titille la jeunesse désœuvrée ; celle qui visiblement ne croit plus en rien mais qui va s’empresser de tout foutre en l’air. Hier comme aujourd’hui et bientôt demain. La radio est ainsi resté allumée une grande partie de la nuit. Pour galamment accompagner notre dégénérescence, survitaminée et pleinement assumée. Et honnêtement, je ne sais pas vraiment comment je suis arrivé au bout de cette soirée sans avoir grillé la totalité de mes neurones, ni comment j’ai fini par me retrouver seul avec une jeune femme de quarante ans prénommée Samantha, et donc à ce moment-là de quinze ans mon aîné. J’avais en revanche déjà cru remarquer que la gent féminine n’avait pas vraiment froid aux yeux dans les parages. Sans doute un héritage des us et coutumes de lointaines îles britanniques ? Ainsi m’a-t-elle gentiment suggéré d’aller ensemble prendre un bain de minuit à 5h du mat’ en se déshabillant entièrement et sur le champ. Estomaqué et déboussolé façon Little Big Man dans « Le Lauréat », je lui ai pourtant emboîté le pas. La suite doit certainement relever de quelque chose qui a à voir avec la magie. Underwater Dreams ? Ma sorcière bien-aimée, la meuf de Jean-Pierre Sympa ? En sortant de l’eau un moment d’éternité plus tard, elle a décidé qu’elle allait me laver sous la douche contiguë de la piscine, et manifestement sans que sa proposition nécessite une réponse de ma part. Je me rappelle néanmoins avoir indistinctement bredouillé un truc comme « oui madame »… Nous étions à quelques jours de l’appareillage vers le grand Ouest sauvage, et je sais simplement qu’après cette nuit-là, plus rien ne serait jamais comme avant.

On passe sa vie à la croisée des chemins. Des gens. Des lieux. Des sensations. Et l’on espère toujours ne rien louper. Même si cela semble impossible. Non, ne rien louper. Surtout ne pas rater l’instant T. Celui qui va faire que. L’instant du basculement dans une autre dimension. Dans une autre direction. Avec d’autres gens, dans d’autres lieux, pour d’autres sensations. Changer de voie, changer de trottoir. Pour se prendre un pylône en pleine face ou bien rencontrer quelqu’un. Éventuellement la femme (ou l’homme) de sa vie. Rester éveillé pour ne rien rater. Pour simplement pouvoir « tenter sa chance », comme dans la chanson : We’re up all night to get Lucky. Et la chanson a toujours raison. Là encore c’est écrit, et c’est indubitablement Funky.

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Le surlendemain, Warren a décidé de reprendre les choses en main et de laisser la chanson au vestiaire, pour nous apprendre le surf. Finis la béatitude et l’inclinaison à « regarder passer les oies sauvages ». Place aux Long Boards et aux rouleaux fracassants. Vu de loin, « marcher sur l’eau » peut sembler facile, grisant et sympathique. De près c’est un truc de ouf malade pour commandants costauds. Trois jours plus tard, au gré d’efforts répétés et surhumains, nous avons fini par grimper sur les planches ; non sans avoir bu la moitié de la flotte disponible entre Cocoa Beach et Melbourne Island. Une manière pour nous assurément « glorieuse » de terminer ce séjour en Floride. Avant le prendre le large et de rejoindre la route n° 10 en direction du Golfe du Mexique.

À quelques heures du branle-bas de combat, K. Jane nous a offert des couvertures apaches de survie en guise de cadeau de départ… Au-delà de la promesse d’un hiver fatalement rigoureux au beau milieu des Rocheuses, ce signe indien recelait pour nous quelque chose de mystérieux, dont on ne comprendrait la signification que des milliers de miles plus tard.

À suivre…

Laurent Zine

 

  1. Charlie Mingus (1971) et Charles Bukowski (1993)

 

  1. William Burroughs (1959) et Boris Vian (1949)

 

Carnet de routes qui ne mènent nulle part #3