Carnet de routes qui ne mènent nulle part

Chroniques d’aventures indélicates sur les routes nord-américaines. Entre le blues du Delta et la baie de Monterrey. Entre les émeutes de South Central et la Vallée de la Mort. Entre les plages de Miami et les terrains vagues de Motor City. Entre les Longhorns de Austin Texas et les Zombies du Lower East Side. Entre les lignes. Entre fiction et réalité. Entre hier et aujourd’hui. Entre balade autobiographique et essai métaphorique.

Un carnet de routes à parution et destination aléatoires. 

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  1. Creatures of Leisure

 

Le pick-up file à vive allure entre Melbourne Shores et Satellite Beach sur une bande de terre qui, à certains endroits, ne dépasse pas les 200 mètres de large, avec d’un coté l’Océan Atlantique et de l’autre l’Indian River, d’eau douce comme chacun sait. Et l’on se plaît à imaginer furtivement qu’il s’agit-là d’une rivière sans retour, d’un aller simple vers demain. Avec juste du bleu dans les regards et un rictus nigaud ancré aux coins des lèvres. Je dois bien avouer que se laisser driver dans un tel décor avec Copper Blue de Sugar (1) en fond sonore nous satellise illico dans un monde à part ; là où les angoisses et les emmerdes que l’on a pris soin de laisser derrière soi, n’osent a priori même plus s’aventurer. Après seulement quinze jours passés à saliver abusivement aux Amériques, la déconnexion s’immisce en nous jusqu’aux bout des ongles. Et à dévorer comme ça des kilomètres, avec de l’eau à perte d’horizon et seulement de la musique pour se nourrir corps et âme ; on se dit que la légèreté de l’être devient finalement très soutenable. Les poils hérissés et le cerveau en recomposition. L’être en phase avec les éléments, un zest de vent dans les narines, les oreilles qui décollent et les souvenirs qui s’effacent dans le néant. Dit comme cela, j’ai légèrement l’impression de me vautrer dans un genre de hippie attitude que par ailleurs j’exècre, sans même chercher à trop savoir pourquoi. Sûrement encore un effet indélébile de mes fréquentations de jeunesse : à l’époque, ni les punks ni les mods ni les skinheads rude boys n’étaient franchement abonnés à la coolitude. Mais hippie ou pas, force m’est de constater que l’alchimie fonctionne quel que soit l’angle de vue. Comme si quelqu’un avait soudainement appuyé sur « pause », figeant ainsi le film qui se débobine là devant moi. Dieu de la mythologie grecque ou super-héro enfanté par les Comics, le gars est in fine un sacré projectionniste. Joie de la réflexion contemplative et extase directe des sens. Ou comment profiter doublement de la situation. Sucré salé. Extra Ball et bonus en prime. What Else ? La fièvre forcément. Sachant que le mièvre attend bien sûr son tour, tapi dans l’ombre. Mais quand le soleil tape fort entre les oreilles, ça finit toujours par disjoncter quelque part.

 

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Je ne me fais néanmoins pas de souci quant au retour des forces obscures, alors autant savourer pleinement ces instants éphémères qui oscillent entre laisser-aller intégral et débilité vaporeuse. Heureux les simples d’esprit et heureux les esprits fictivement libres, quand ils parviennent à s’échapper en mode Carpe Diem ? Je n’en sais foutrement rien mais je sais en revanche que l’heure n’est pas à la philosophie de comptoir. Et quand bien même mon abonnement à une parcelle de zinc se renouvelle automatiquement depuis que je suis en âge de me griller une schmer. J’ai quoi qu’il en soit l’impression d’avoir déjà vécu ça. Mon double et moi. Le bonheur dupliqué du crétin qui s’écoute respirer.

Notamment une fois quand j’étais adolescent, en sniffant de l’eau écarlate avec des potes dans les tours du quartier de la Part-Dieu nouvellement construites. Je me souviens avoir tellement gloussé durant des plombes, la tète dans le vide à scruter les passants, qu’au final j’avais carrément « mal au rire ». C’est là qu’intervient le double niveau. Le bonus et la loterie en prime. En l’espèce provoqué par une sorte de dédoublement chimique de personnalité. Ainsi y avait-il en moi un individu qui riait jusqu’à s’en décrocher la mâchoire et un autre qui semblait contempler la scène l’air dubitatif. Mais pas dubitatif longtemps : à force de s’observer pouffer les amygdales au vent, « la deuxième personne » finissait elle aussi par tomber à la renverse, parce que définitivement non, le ridicule ne tue pas. Un rire sur deux étages, décuplant d’intensité au passage. Un bien-être certainement stupide mais pleinement ressenti et quasiment réfléchi. Enfin pas trop lorsque l’on y pense rétrospectivement, tant ce produit risquait de nous détruire les neurones. Et c’est sûrement ce qui s’est passé au bout du compte, mais il fallait bien ça pour supporter le monde tel qu’il est. Avec sa ribambelle exponentielle de connards au mètre carré.

Cette conclusion est évidemment un peu facile. N’empêche qu’il est délicieusement grisant de parfois tenter des sorties de route et de défendre l’indéfendable, là au beau milieu d’une page ou bien en haut d’une tour ; de faire machinalement le pitre et de n’être pas là où de toute façon, personne ne vous attend. Il y a certes un soupçon de jubilation égocentrique à revendiquer ainsi un ADN d’imbécile heureux, mais en même temps, ce n’est pas toujours évident de pouvoir sciemment choisir la déviation plutôt que le chemin balisé. Et puis, comment résister à l’avocat du diable qui gesticule en nous ? Celui qui viscéralement m’enseigne, en sport comme dans la vie de tous les jours, la technique du contre-pied. Un art modeste à l’assaut de la routine. Et bientôt de l’Empire State Building. Mais n’allons pas trop vite en besogne, sauf quand il est question d’appuyer sur l’accélérateur.

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Reste qu’il est souvent difficile de s’arrêter net pour photographier sa vie à un instant T. De profiter totalement de son mariage éphémère avec le temps présent. Mais en choisissant parcimonie et rudement bien ses amis, l’usage de drogues peut de temps à autre aider à franchir certains paliers de conscience. Et subsidiairement grimper au sommet de la tour infernale. Si ce n’est que la drogue est présente intrinsèquement en chacun de nous et qu’il suffit parfois de lâcher prise. Présentement, dans ce pick-up qui longe la côte, je suis quoi qu’il en soit certain de flirter avec le firmament. Et je me demande même s’il est seulement possible d’inhaler ailleurs et autrement un tel relent de liberté ? À moins qu’il s’agisse d’un ersatz rudement bien imité. Pour s’évader et déjà de soi-même. Hey ho, let’s go !

Une fois ainsi planté le décorum de cet ailleurs en version supra idyllique, faudrait éventuellement penser à redescendre sur terre. D’autant qu’à y regarder de plus près, ni le ciel, ni les oiseaux, ni ta mer (sic) ne semblent forcément plus gracieux ici bas. Les autochtones non plus. Et que dire de ces palmiers géants calcinés ou de ces grands volatiles argentés que je prends pour des cormorans à colliers, plongeurs impénitents devant l’éternel. À moins qu’il ne s’agisse de ces condors machiavéliques qui auront immortalisé sur grand écran le couple Faye Dunaway Robert Redford ? Avec ou sans drogue finalement, l’esprit peut aisément dériver jusqu’à imaginer les pires conneries. Mais dans ce cadre hors cadre, tout est finalement plus beau et bien plus parlant, et justement parce qu’il est question d’ailleurs. Ailleurs, exactement là sous les étoiles où on prend le temps de regarder et de se regarder. L’ailleurs qui aimante les envies les plus folles depuis la plus tendre enfance. D’abord l’ailleurs de l’autre coté du mur de l’école ou de la maisonnée, ensuite l’ailleurs au-delà des frontières mentales socialement édifiées, enfin l’ailleurs en version jeux interdits. L’ailleurs magique par définition. En dehors du champ de vision et de l’autre coté de la raison. Parce que tout le monde le sait bien : the grass is always greener on the other side. Une maxime comme un leurre, mais un leurre auquel on veut croire obstinément. Pour s’abandonner ensuite dans un impressionnisme sensoriel. Ce n’est pas très cartésien comme envolée, je le concède, mais croire à un leurre, n’est-ce pas là la destinée de toute l’humanité ? Le grand Milan Kundera nous avait mis sur la piste de cette chimère en annonçant clairement : « la vie est ailleurs ». Au hasard du monde. Sans que la géographie ait quoi que ce soit à voir là-dedans. Ni la Floride. Alea jacta est. On prend une direction plutôt qu’une autre, au gré de rencontres et d’envies parfois déraisonnables. On joue ensuite sa vie comme on joue au poker, en commençant par s’initier aux rudiments du bluff. Mais le fait est que nous avons définitivement les cartes en main. Je ne suis pas certain que cette démonstration soit vraiment limpide et pertinente, mais c’est la mienne. Quant à fréquenter assidûment ou non « l’autre coté de la raison », j’ai juste parfois un peu froid dans le dos lorsque j’imagine ma fille, aujourd’hui âgée de neuf ans, lire ces lignes dans quelques années. Si ce n’est que sans le savoir, elle a déjà remis ma route à l’endroit, au beau milieu de l’envers du décor.

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Notre conducteur se prénomme John, il est blond, exagérément stoned et souriant, joue dans un groupe de grunge, fait du surf matin midi et soir, et construit des piscines pour se faire du blé, comme la plupart de ses acolytes dans les parages. Katleen sa compagne, charmante elle aussi, a quasiment le même emploi du temps, mais gagne sa croûte comme gogo danseuse dans un club pérave pour retraités de la finance. Aux États-Unis, en dehors des vastes campagnes peuplées d’évangélistes pour Rednecks en mal de foi, il n’y a pas a priori de « sot métier » et tout est bon pour se faire des dollars. Que sa compagne s’effeuille ainsi chaque soir devant quelques baveurs solitaires et autres coyotes à foie jaune, ne pose du reste aucun problème à John, et certainement pas en terme de jalousie. Et de me demander comment je réagirais moi-même en pareille situation, avec mon putain d’héritage mixant morale judéo-chrétienne européenne et traditions françaises imbéciles ? J’aimerais avoir ce type de détachement sentimental que je prends pour de l’ouverture d’esprit. Mais je sais que malgré ma punkitude précoce, autant sensible que musicale, rien n’est jamais gagné d’avance ; dès lors qu’entrent en jeu nos racines culturelles, modes d’éducation collective et de construction individuelle. Des valises à tiroirs, que l’on se doit d’abandonner en partie sur le bord de la route, si l’on souhaite voyager vraiment et goûter un tant soit peu à l’autrement. C’est le prix de la découverte du caméléon qui somnole en nous, dans un environnement jusque là inexploré. Un coup d’œil dans le rétroviseur et les fardeaux qui s’éloignent. Bientôt les dents qui poussent.

Nous avons rejoint le nord de l’état de Floride, abandonnant sans remords le climat tropical des banlieues de Miami, où rien ne nous donnait franchement envie de prolonger le séjour, en dehors de nos hôtes, jamais revus depuis. Je me surprends encore parfois aujourd’hui à me demander ce qu’ils sont devenus ? Eux que nos avions côtoyé à Lyon les bains durant une bonne dizaine d’années, avant qu’ils ne prennent la tangente nord-américaine. Mais les trajectoires de vie sont ainsi faîtes, et les voyageurs savent qu’ils sont susceptibles de partir un jour pour éventuellement ne jamais revenir. « Déracinés ». Le mot sonne juste mais trop souvent de façon négative. Il en faut pourtant de l’abnégation pour laisser le vide d’un souvenir derrière soi, s’extirper de ses habitudes, son entourage et parfois de sa langue, en s’éprouvant au grand saut sans filets vers l’inconnu. Des racines puis des ailes. Enfin bref, nous avons donc quitté Miami où même les cartes postales étaient à gerber. Le séjour dans les Everglades fût lui aussi relativement bref, malgré la beauté évidente des paysages. Sauf que zoner dans les marécages à la recherche de Flipper le Dauphin, devient rapidement lassant. On aurait pu s’essayer pour la légende à la pêche aux alligators munis d’un seul lasso ; on a surtout réussi à se faire niquer la tronche par des nuées de mosquitos assoiffés de sang. Ainsi avons-nous lâchement fui en direction de Cocoa Beach, où nous attendait Karen Jane, mon amie de toujours. Celle du franc-parler. Et ce, dans toutes les langues.

Elle avait quitté la France un an auparavant sur un coup de tête, à moins que ce soit juste un éclair de lucidité, pour aller voir ailleurs si elle y était enfin. C’est une pile électrique qui n’a pas froid aux yeux, une femme qui regarde rarement en arrière, une agitée du bocal que l’inconnu excite. Et je crois bien que nous nous sommes trouvés des affinités dès notre première rencontre… C’était quelques années avant la Floride, dans un rade sur les pentes de la X Rousse, à l’époque des tavernes anarchistes, des magasins de disques alternatifs, des concerts punk rock dans les squats et des premiers clubs de rap. Elle m’avait montré une photo qu’elle avait prise d’un graffiti sur le mur d’une église dans son quartier, et le destin avait bizarrement voulu que je sois l’auteur de ladite inscription murale. « Dieu est mort et Marie toujours enceinte ». Forcément ça crée des liens, jamais distendus ensuite, et ce malgré les océans qui nous ont longtemps séparés. Toujours proches, jamais ensemble, parce que ça coulait de source et que l’on a appris au fil du temps à trop bien se connaître. À rire en racontant les pires âneries et à toujours se mettre à nu en se balançant nos quatre vérités. Le genre de relation entre une fille et un garçon que je qualifierais volontiers de rare. Elle habite aujourd’hui dans une grande maison en bois multicolore lovée contre l’Océan, et elle s’est inévitablement mariée avec un surfeur aux cheveux d’argent, moitié Angel Face moitié gueule cassée. Lui aussi trafique dans la construction de piscines, dont raffolent tous les anciens qui s’amoncellent en Floride pour y finir leur vie. Un vrai cimetière des éléphants, mais avec vue sur les palmiers et la plage. Et là encore, ça me fait penser à la Côte d’Azur. À croire que lorsque l’on avance dramatiquement dans l’âge avec suffisamment de thune en poche, le rêve semble s’uniformiser en direction de la soi-disant douceur climatique du sud profond ? Là où se combinent pourtant le réchauffement de la planète et celui des esprits. A fortiori sur les côtes « sudistes » françaises où l’on vote traditionnellement pour la droite dure voire désormais pour la droite extrême. Celle dont les racines idéologiques remontent à l’affaire Dreyfus, en passant par les ligues fascistes des années ’30, la collaboration, l’OAS, le fondamentalisme catholique, le GUD et une foultitude de groupuscules pour le moins « sympathiques ». J’imagine cependant que les vieux américains sont sûrement autant racistes, aigris, peureux, vilains, envieux, déboussolés, moutonniers et réactionnaires que leurs homologues français (sic, bis), mais ils ne votent bizarrement pas en masse pour l’extrême droite ? Et franchement, c’est toujours ça de pris. Peut-être ont-ils conscience que leur pays s’est construit grâce à des vagues d’immigration successives, de gens qui fuyaient pêle-mêle la misère, la haine raciale, son pendant en terme d’épuration ethnique, entre autres réjouissances inhérentes à deux guerres mondiales. Et fuir pour retrouver un peu « la joie de vivre et les nouilles en salade » ? Peut-être que certains parmi eux ont même combattu le nazisme en Europe, en déboulant un jour parachutés sur des plages lointaines et inconnues ? Allez savoir. Ce qui est sûr, c’est que bon nombre peuplent les cimetières militaires en Normandie ou en Sicile, pendant que d’autres s’évertuent toujours aujourd’hui à fréquenter les plages et à s’enliser dans les dunes de sable chaud. Presque sereinement.

Comme eux, j’aime la mer au-delà du réel et cependant je déteste véritablement la plage et la cérémonie du « faire étalage » qu’elle engendre, en imaginant que tout le monde s’en branle consciencieusement. À l’instar d’Indiana Jones dans sa tirade concernant les nazis : « je hais ces gars-là » en tant qu’ennemis clairement identifiés. Idem pour les fanachistes de droite (2). Mais je crois avoir encore plus de mal avec ceux qui flirtent avec leurs idées sans en avoir l’air, faussement propres sur eux, sans mémoire et forcément sans reproches. Des idées désormais largement partagées par une frange de la jeunesse française et européenne ; et ma tirade sur les vieux cons de tomber à l’eau. Face à cet océan d’incompréhension.

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Il existe quoi qu’il en soit un bon remède pour surfer sur les vagues à l’âme : redémarrer le pick-up. Et roulez jeunesse. Nous sommes désormais à quelques encablures de Daytona Beach dont on se fout tout autant royalement. Le fait est que je n’ai jamais pu encadrer non plus les blaireaux qui se la racontent avec leurs grosses cylindrés en se croyant les rois de la route ; alors devoir les fréquenter en réunion dans une kermesse en bord de mer me semble pour le moins déplacé. Ambiance rires gras, testostérone et huile de vidange. Le rêve quoi, poussé à son niveau paroxysmique. Sauf que l’épitaphe sur le tee-shirt de Kanardo me renvoie rapidement à une réalité plus prosaïque : no man with a good car needs to be justified ! Et puis la vitesse me grise moi aussi éperdument. Mais j’ai prévu de m’incruster bientôt dans une fusée pour remédier à ce petit problème. Et Cap Carnaveral n’est finalement qu’à une trentaine de miles. En attendant de jouer à Objectif Lune, nous avons prévu de perdre quinze jours dans le coin pour apprendre à marcher sur l’eau. À Rome comme les romains. Je suis d’ailleurs convaincu que le dénommé Jésus devait sacrément dépareiller à l’époque, avec sa planche et ses cheveux au vent.

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Un peu comme Warren, le mec à K. Jane, qui nous prend pour de véritables branleurs et qui nous a collé au cul de la Oldsmobile un sticker Creatures of Leisure, censé nous porter chance tout au long de la route. Et c’est exactement ce qu’il fera, puisque je suis encore là pour vous en parler. Quant au bonhomme qui a inventé cette marque de surf, je me dis qu’il avait nécessairement de la suite dans les idées. Créatures de loisir… Que nous sommes. Entre mon ami Flipper et les champs de croix blanches, il faudra s’accrocher. De l’art du contre-pied ?

À suivre…

Laurent Zine

 

(1) premier album de Sugar (1992)

(2) La Classe Américaine (1993)

 

Carnet de routes qui ne mènent nulle part # 1

 

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