1Il est un pays, au sud de la Méditerranée, où des femmes jeunes et moins jeunes, parfois soutenues par leurs amis, compagnons, frères et pères, luttent pour avoir le droit de porter ce que nous n’oserions pas appeler une minijupe, mais en tout cas, pour le droit de porter un vêtement découvrant les mollets et ô audace suprême, de pouvoir aller passer un diplôme dans cette tenue : on passera sur la croustillante anecdote de l’agent de sécurité qui s’est pris pour un ulema, pour ne retenir que le fait qu’en Algérie, vraiment, les femmes ne sont pas libres de s’habiller comme elles veulent pour aller où elles veulent.

Sans transition. L’autre jour, je buvais trois quatre coups avec une copine, éminente rédactrice au Zèbre, dans un des hauts lieux de socialisation croix-roussien. Au début de la soirée, nous étions bien entourées, ou du moins, l’entourage était suffisamment testostéroné pour nous épargner les vieilles techniques de draguouille du pékin moyen. Mais voilà, comme si la mixité n’allait pas toujours de soi, nos gorilles nous abandonnèrent pour aller parler, entre hommes, championnat de foot et nous, nous restâmes là, à parler poupons, chiffons, mectons… Enfin peut-être…

Soudain, un représentant de la gent masculine apparut : « Alors les boudins, on bronze ? » nous lança-t-il, l’oeil égrillard, lourd de promesses que son état d’ébriété fort avancé ne lui permettrait probablement pas de tenir. Pour être honnête, il n’a pas vraiment dit ça. Pas du tout en fait. Il a dit : « Ben alors mesdemoiselles, vous faites quoi comme métier pour être dehors si tard ? » Question bien légitime, puisqu’il était au moins 22h. Et bien moi, j’ai entendu « Alors le(s) boudin(s), on bronze », petite phrase assez connue de la jeune fille qui se croit tout permis en prenant l’air pollué de nos bonnes villes quand ça lui chante, ou qui profite du soleil à la plage, sur les Berges du Rhône ou dans un parc quelconque. Ben voui, on bronze… ET TOI DUCON KESTUFOUS LA ???

12Mais cette réponse, je ne l’ai jamais faite. Parce qu’on ne demande jamais à un homme ce qu’il fait dehors. Ni à 8h du matin, ni à 22h.Il est là, il a le droit. Même s’il n’a rien d’autre à faire que de demander aux filles si elles bronzent ou si elles n’exercent pas une profession réprouvée par les bonnes gens pour être dehors A 22H BORDEL !

Ma réponse fut aussi délicate que l’intervention : « Ben on est des putes » Quoi, comment?? Le jeune dragueur raffiné nous gratifia d’une indignation éthylique : « Booooaaaah ça va, pas besoin d’être vulgaire ! Waaaaah pffffff… »

Ce dialogue n’est pas si éloigné de la « minijupe » de l’étudiante en droit. Le quotidien des femmes françaises, espagnoles, italiennes n’est pas si éloigné de celle des femmes algériennes. Sortir, marcher, flâner et pire encore S’ARRETER dans l’espace public, dans la rue, au bistro, sans autre but que d’être là n’est pas féminin. Il est bien évident que je distingue nettement les deux réalités. Pour autant, dans le fond, dans l’absolu, nous sommes bien confrontés à la même suspicion, au même regard posé sur les femmes.

On sait grâce à un rapport sorti il y a quelques semaines que quelques 100% des femmes se disent victimes d’emmerdements dans la rue. Ce chiffre a sûrement étonné la partie non féminine de la population. Toutes les femmes, un jour ont ressenti de la honte, de l’humiliation, de la peur, mais aussi de la colère, de la rage et l’envie de cogner, en marchant dans la rue. Toutes les femmes. Toutes les femmes ont eu peur à 2 heures du matin, en rentrant chez elles après une bringue. Toutes les femmes flippent lorsque le métro est bondé, et pas à cause de leur sac à main.

2Les emmerdements sur la voie publique révèlent plusieurs choses : D’abord,  le côté profondément anormal, saugrenu de la présence féminine à l’extérieur. Une femme, une jeune fille dans l’espace public, à Alger comme à Lyon, on peut, non, on DOIT lui faire sentir qu’on a remarqué sa présence : « Comment, vous ici ? » Les remarques vont de la plus sympathique, censée être un compliment du type : « Oh c’est à vous ces jolis yeux-là ? » à l’invective franchement dégueulasse que je vous épargnerai ici, nous sommes entre gens de bonne compagnie. Ainsi vous souhaite-t-on régulièrement bon appétit si vous êtes en train de déguster un sandwich ou une pâtisserie en marchant, on vous demande aussi de partager « je peux en avoir moi aussi ? », on vous chante du Marc Lavoine (histoire vécue la semaine dernière, le type m’a fait un superbe medley de « Les yeux revolver » et « Une biguine avec toi », alors que le métro arrivait à Bellecour). Et alors, impudente femelle, prends garde à toi si tu ne remercies pas, si tu n’estimes pas à sa juste valeur la cour délicate dont tu es l’objet ou si tu ne gratifies pas le don Juan de la ligne D d’un sourire. Car l’insulte est là, tapie derrière ses mielleuses conneries. Le plus soft c’est « Un sourire ça coûte pas cher et ça fait plaisir ». Puis on passe au tutoiement immédiat et à « Oh ça va fais pas la gueule ». Et parfois, allons-y carrément : « chienne », « salope ».

Ensuite, cela montre la confiance absolue en eux-mêmes que peuvent avoir certains hommes dès qu’ils sont confrontés à des femmes. De là à dire que ce sont les mêmes qui courbent l’échine face aux patrons, aux flics… Je ne le ferai pas, la généralité me semblerait trop facile. Pour l’anecdote, j’ai une amie qui tous les matins, à Alger, se faisait draguer, à grand renfort de bruits de succion, par un mendiant édenté et cul-de-jatte. Attention, les mendiants édentés et cul-de-jatte ont droit au bonheur ! Mais ce monsieur, qui psalmodiait d’un ton geignard sur le passage de ses homologues masculins pour recevoir l’aumône, se redressait sur son séant et , en français dans le texte, balançait des saloperies à ma copine. Cette audace, cet excès de confiance montre à quel point une femme est toujours considérée comme plus faible, que l’on peut la traiter, lui parler comme on l’entend.

12Enfin, c’est que le corps féminin n’est jamais à sa propriétaire. Via la mode, il appartient à la société, habille-toi ainsi, épile-toi, fais-toi belle, maigris, grossis, non, pas comme ça, comme ça ! On me dira que j’enfonce une porte ouverte. Dans la rue, le corps féminin appartient à la rue. Ainsi en Algérie, un agent de sécurité peut-il décider de ce qu’une jeune femme veut montrer de son corps, ainsi dans notre bonne vieille Lugdunum ou ailleurs, a-t-on le droit de commenter ce corps, de le critiquer ou de s’extasier devant telle ou telle de ses parties : yeux, fesses, jambes, bouche etc. On a aussi le droit, voire le devoir, de préciser à l’usufruitière de ce corps ce que, en tant que propriétaire, on voudrait pouvoir en faire. De manière plus ou moins vulgaire. J’en veux pour preuve les commentaires que l’on peut entendre lorsque l’été revient, commentaires « poétiques », lâchés souvent par des séducteurs sur le retour « Ah voilà l’été, les femmes vont se métamorphoser en papillons et telles les fleurs nouvelles, bourgeonner de leurs plus beaux atours aux terrasses des cafés ». Le progrès ici, c’est que ces messieurs-là reconnaissent le droit des femmes d’aller, tels les grands fauves à l’heure de l’apéro, se désaltérer au bistro. L’ennui, c’est que ce droit ne leur est reconnu, accordé que dans la mesure où ces femmes sont des sortes de tableaux vivants, de beaux objets à observer. Sans parler du poncif de la femme à l’unisson de la nature, qui revêt ses couleurs de printemps.

Il m’a fallu des années pour comprendre et revendiquer que c’était anormal. L’anormalité, ce n’est pas une fille dehors à n’importe quelle heure. L’anormalité ce n’est pas une jupe ou un short court, autorisant la glaire verbale de bonshommes souffrant de frustration et de toute puissance. L’anormalité c’est que l’espace public, jamais n’a été un lieu féminin, et qu’il ne l’est toujours pas. L’anormalité, c’est qu’une présence féminine continue de susciter force sifflements, marmonnements, petits bruits de gorge ou de groin. L’anormalité, c’est que même si elle se rend sur son lieu de travail, une femme on peut la toucher, lui souffler à l’oreille, l’insulter. Il m’a fallu des années pour me radicaliser, pour ressentir de la colère une « sainte colère », pour reprendre l’expression. De ces rages que l’on peut ressentir devant une réalité montrée comme intangible, devant cette réalité qui fait des femmes les coupables, toujours. Que l’on parle du voile comme armure féminine contre la concupiscence masculine, que l’on parle de la tenue appropriée pour se balader seule à 11h, 16h ou 23h, c’est en réalité toujours la même rengaine : déresponsabilisons les hommes, culpabilisons les femmes. « Tu pourrais tenter », « Tu l’as bien cherché ». En fin de compte, ce que tout cela signifie, c’est que le corps féminin est le lieu du sexe, le lieu du viol, le lieu du déferlement et de l’assouvissement des frustrations. Ce corps n’est pas le lieu de vie premier d’un être humain, un lieu qu’il pourrait aménager à sa guise pour s’y sentir mieux qu’ailleurs, un peu La Chambre à soi de Virginia Woolf cette chambre à soi déjà si souvent refusée par les inégalités quotidiennes, par l’inégale répartition des tâches, par l’inégale considération dont jouit le travail d’une femme et celui d’un homme. Laissons cela, c’est un autre débat.

1Je n’ai jamais mis autant de minijupes que depuis que j’ai définitivement décidé que je ne me laisserais plus jamais emmerder sans réagir. Je ne me suis jamais sentie autant à égalité avec n’importe quel monsieur que depuis que je me suis approprié mon corps, que je l’ai fait mien et que je l’habite avec la certitude que j’en suis la seule propriétaire légitime. Ni Dieu ni maître. Je n’ai jamais autant rabaissé leur caquet à de petits misérables qui pensaient avoir le moindre droit sur moi au prétexte que j’étais une femme. Et j’ai vu que tous ces petits messieurs, lorsque nous réagissons, lorsque nous leur répondons, lorsque nous faisons preuve de ce qui, disons, passe pour une attitude virile d’affirmation de soi, j’ai vu que tous ces petits messieurs se terrent, se recroquevillent en comprenant qu’en face d’eux se tient une femme et pas un sexe.

Je suis un boudin qui bronze, une chienne qui sort toute seule, qui parle fort, qui boit comme un trou. Une chienne qui élève ses enfants, qui aime son mec, qui aime la vie. Une chienne qui mord et qui caresse. Pour paraphraser Ferré : « Nous sommes des chiennes, et nous n’avons rien contre le fait qu’on laisse venir à nous les chiens » !

Emmanuelle Ravot