16e Biennale de Lyon : Manifeste de la Fragilité

La fragilité du monde peut-elle être lue à travers le prisme de l’art contemporain ? C’est à cette question que cette nouvelle édition de la Biennale tente de répondre.

Premier constat : vous vous retrouvez face à des œuvres qui vous parlent du monde, pas exclusivement d’art. L’art pour l’art, qui a été longtemps un paradigme institutionnel français, se voit remis en question face à l’urgence de la situation du monde. Le monde de l’art, sous la pression de la guerre et des crises, cesse de se regarder le nombril, et ça fait un bien fou !

Bien entendu, les dystopies et  la catastrophe écologique sont bien présentes, j’y reviendrai. Mais l’espoir est bel et bien là.

Effectivement, cette biennale répond à la question qu’elle se pose, qu’elle nous pose : comment guérir notre monde malade ? Dans de nombreuses œuvres, de façon plus ou moins implicite, l’importance du collectif et du vivre ensemble est exprimée, parfois avec force de conviction.

C’est le cas de la proposition de Martà Gornicka, artiste polonaise née en 1975, montrée aux Usines Fagor. Elle rassemble les gens dans une performance publique où sont clamés, en chorale, comme des slogans, des valeurs humanistes : liberté, solidarité, droit à la dignité, parité. Alors que certains gouvernants, comme Bolsonaro, comme Poutine, comme Trump, font voler en éclats ces valeurs, que le fascisme est à nouveau au pouvoir et/ou dans les urnes, une telle performance est nécessaire. Tellement belle que l’émotion créée par ce geste politique est d’une force qui surprend. L’artiste nous rappelle les fondamentaux de notre contrat social : ce qu’est la démocratie et la nécessité du combat pour la préserver.

Un autre geste artistique fort est l’installation intitulée « Je ne reconnaitrais pas les compétence de votre tribunal » de Nicolas Daubanes, artiste perpignanais. Il nous propose une expérience de la fragilité de la mémoire en reconstituant le tribunal militaire de Lyon qui condamna à mort des membres du FLN dans les années 50 et 60. Tribunal et militaire seraient-ils antinomiques ? La réponse semble claire pour l’artiste. L’installation a la force d’une évocation matérialisée par un squelette fragile, où errent des fantômes qui, à juste titre, viennent nous hanter. L’œuvre va plus loin encore : elle nous interroge sur notre roman historique français, qui est une grande fiction patriotique, concernant cette guerre d’Algérie (qui, comme la guerre de Poutine, n’était pas une guerre, mais juste des « évènements »).

La danse et le chant sont des vecteurs essentiels du vivre ensemble. C’est ce que nous disent Sarah Brahim et Annika Kahrs. Dans ces deux installations, le collectif est un sujet transversal. Sarah Brahim spacialise une performance collective de danse contemporaine à travers la vidéo tandis qu’Annika Kahrs fait chanter des amateurs avec des ouvriers qui les accompagnent avec la « musique » de leurs outils, dans une expérience étrange de musique concrète où Philip Glass rencontre Castorama dans une église désacralisée. Là encore, la beauté du faire-ensemble, d’exprimer ensemble sont au rendez-vous.  Aussi, au musée Guimet, il y a Clément Cogitore et sa vidéo « Morgestraich » qui nous montre une parade carnavalesque. On connaît la valeur sociétale du carnaval, rite du collectif et de résistance par excellence.

Je pourrais prendre moult autres exemples. Le peintre (oui, il y a de la peinture ! La peinture n’est toujours pas morte !) Mohammed Kazem nous montre l’exploitation des plus faibles. Gabriel Abrantes, dans sa vidéo « Les extraordinaires Mésaventures de la jeune Fille de Pierre » nous montre une manifestation syndicale de médiateurs du Louvre, réprimée par la police, où une statue classique, qui a pris vie, se fait casser la jambe par un CRS. Nous retrouvons des préoccupations sociales et politiques dans ce conte moderne drôle et sensible.

Enfin, l’installation pluri-médias du collectif marseillais Organon Art Cie nous montre la force que peut avoir l’expérience de partager des expériences artistiques au niveau local.

Etant donnés l’état du monde et la catastrophe écologique, la dystopie est, évidemment, une thématique transversale de cette Biennale. Hans Op de Beeck nous immerge dans un monde figé, uniformément gris, post-apocalyptique. La monstruosité de l’œuvre engage la critique qu’en à son coût de production, et ce que deviendra cette œuvre : est-ce bien recyclable ? Donc, vous vous retrouvez dans une installation qui évoque la fin du monde et qui est recouverte de peinture à base de pétrole. La dysneylandisation de l’art est là. Bon, c’est toujours moins vulgaire qu’un Jeff Koons, mais tout aussi vaniteux.

De façon davantage pertinente, à l’ancien Musée Guimet, Ugo Schiavi a construit une installation sur la base des anciennes vitrines du musée, avec les plantes endémiques des terrains vagues, mixées avec des vidéos 3D. Voici une œuvre qui questionne de façon pertinente l’upcycling, la conservation, la technologie et la raison d’être d’un musée.

Tout autre approche, une installation révèle la relation entre individualisme et expérience collective. C’est l’œuvre de Pedro Gomez-Egana intitulé « Virgo ». L’installation immersive nous rappelle que nous vivons, nous travaillons, quasiment tous, dans les parallélépipèdes. Que ce soient nos pavillons de banlieue, nos appartements du XIXe siècle ou nos immeubles de béton, hormis quelques logements « atypiques », nous subissons un formatage qui est contraint par la fonctionnalité architecturale et l’économie. Dans cet environnement calibré subsistent nos objets, avec leurs histoires passées, leurs histoires avec nous, notre rapport à la société de consommation. Des performeurs viennent faire vivre l’espace par intermittence, qui laisse peu de place à l’être humain qui l’habite.

Impossible de savoir ce que l’Histoire de l’art retiendra de cette 16e Biennale. Mais, force est de constater que la thématique trouve des réponses et que nombre d’artistes ont des choses à dire, et sont soutenus par une institution qui a pris la mesure des enjeux contemporains d’un art qui parle de société à la société.

Romuald Combe

Toutes les photos : ©Romuald&Pj