Karen Dalton. Jeunesse d’une femme libre, de Greenwich Village à Woodstock

Scénario de Cédric Rassat, dessin d’Ana Rousse, Paris, éditions Sarbacane, 2017.

Karen Dalton était une chanteuse qui se produisait au tout début des années 1960 dans les cafés enfumés de Greenwich Village. Elle s’accompagnait au banjo, chantait les yeux fermés et était reconnue comme l’une des plus belles voix de scène folk de l’époque. C’est, en quelque sorte, à sa non-carrière qu’est consacrée cette bande dessinée scénarisée avec sensibilité par Cédric Rassa et mise en image avec élégance par Ana Rousse.

Éprise d’une conception de la musique comme partage d’une expérience humaine et non comme produit échangé sur un marché, Karen Dalton refusa longtemps d’enregistrer. Elle préférait le contact direct avec le public des petites salles enfumées, celles où l’on écoute en sirotant une bière et où l’on rétribue l’artiste au chapeau. Elle aurait pourtant pu, tant son talent était éclatant, s’engouffrer dans la vogue folk des années 1960, à laquelle participèrent ses compagnons de bohème qu’évoque également la BD — parmi lesquels Dick Weissman, Richie Havens, Tim Hardin ou encore Bob Dylan, dont Karen Dalton appréciait les chansons mais n’aimait pas la voix. Elle préféra vivre entourée de chevaux dans une cabane du Colorado, au moment où les grands labels s’arrachaient les nouveaux talents bankable. C’est pour cette raison qu’il ne reste d’elle que deux albums enregistrés en 1969 et 1971.

La BD rend bien compte de l’effervescence culturelle et spécialement musicale des États-Unis du début des années 1960, jamais totalement autonome de considérations politiques. Redécouvrir et réhabiliter la culture du peuple représentait depuis les années 1930 pour la gauche américaine une voie privilégiée de mise en exergue de l’expérience quotidienne des classes populaires. Une scène de fête, au cours de laquelle des personnages blancs et noirs discutent avec enthousiasme de l’avenir des États-Unis, rappelle dans l’album combien la question raciale était alors centrale. De fait, les chansons populaires furent un élément central du mouvement pour les droits civiques.

Même si cet arrière-plan historique est bien présent, les auteurs n’ont pas privilégié cette piste « politique » dans leur récit. Il et elle ont préféré centrer leur propos sur le parcours individuel de Karen Dalton, ses amours, ses failles (devant la drogue, notamment, qui la fera prématurément mourir du sida), ses doutes et, surtout, son intégrité musicale. La bande dessinée s’achève — après une évocation de ce moment traumatique que fut en 1963 la conversion de Dylan à l’électricité — sur cet autre tournant que représenta le festival de Woodstock : le folk s’y voit supplanté par le rock et intégré à l’industrie culturelle. Alors que la jeunesse américaine se presse en masse écouter Hendrix et le Jefferson Airplane, Karen Dalton est présentée accoudée au comptoir d’un café, fidèle à sa musique mais seule.

Pedro

Important : les auteur.e.s présenteront Karen Dalton en personne et en musique le mercredi 18 octobre de 18 heures à 21 heures la librairie Le Livre en pente, 18 rue des Pierres plantées (Lyon 1er) ; tous les renseignements ici.