Art brut : la culture des Lumières mise à nu
Classé « fou » en 1923 par le Dr Prinzhorn, « brut » en 1945 par Dubuffet, « outsider » par Lucienne Peiry, « singulier » lors d’un salon en 1978, « modeste » par Hervé Di Rosa, « naïf » comme le Douanier-Rousseau voire « populaire » comme le facteur Cheval, l’art hors normes des créateurs préservés de tout conditionnement artistique, autodidactes ou internés d’hôpitaux psychiatriques forme un paysage composite difficile à typologiser. Stigmatisé par les nazis comme dégénéré, longtemps ignoré par l’establishment culturel, cet art irrécupérable, qu’il soit d’inspiration socialement marginale (Cheval ou Chaissac), médiumnique (Crépin ou Lesage) ou psychopathologique (Wölfli, Aloïse, Darger, Walla…), rencontre aujourd’hui un public de plus en plus large. Signe d’un temps où l’art contemporain s’essouffle souvent dans son surcodage, aussi transparent et bling bling qu’un crâne de diamants, les institutions lorgnent de plus en plus vers lui. Avec le musée de Lausanne pour Mecque, la Halle Saint-Pierre à Paris pour préfecture, les marges de l’art sont aujourd’hui de sortie à Lyon avec la BHN.
Un peu d’histoire…
Intéressé par l’antipsychiatrie autant que par l’art contemporain, l’écrivain Christian Delacampagne propose en 1989 une esquisse historique des ces arts dits singuliers : « En 1879, Ferdinand Cheval commence à édifier dans la Drôme son Palais Idéal. À la même époque Henri Rousseau, commis à l’octroi et peintre autodidacte, exécute ses premiers chefs d’oeuvre. Dans les années suivantes surgissent, encouragés par la vogue du spiritisme, de nombreux dessinateurs amateurs qui se disent guidés par les « esprits ». Puis, au début du XXème siècle, un paysan suisse nommé Adolf Wölfli entame, dans l’asile d’aliénés où il vivra jusqu’à sa mort, une œuvre immense, remarquable par son anticonformisme. La peinture de Rousseau enthousiasmera les avant-gardes contemporaines, de Picasso à Kandinsky. Les dessins médiumniques, parce qu’ils révèlent la fécondité des automatismes, passionneront les surréalistes. Max Ernst et Paul Klee ne cacheront pas leur dette envers les « fous artistes ». Jean Dubuffet, enfin, s’avouera bouleversé par toutes les créations de cet « art brut » dont il se fera l’ardent propagateur. Fous, naïfs, voyants, autodidactes de toute espèce ont ainsi fait irruption sur la scène de l’art moderne depuis 1880. Ils s’y sont imposés, non sans peine, par la seule force de leur génie ».
Art brut ? Quézaco ?
C’est Jean Dubuffet qui tente en 1945 une première définition de l’art brut. « Nous entendons par là des ouvrages exécutés par des personnes indemnes de culture artistique, dans lesquels donc le mimétisme, contrairement à ce qui se passe chez les intellectuels, ait peu ou pas de part, de sorte que leurs auteurs y tirent tout (sujets, choix des matériaux mis en œuvre, moyens de transposition, rythmes, façons d’écriture, etc.) de leur propre fond et non pas des poncifs de l’art classique ou de l’art à la mode. Nous y assistons à l’opération artistique toute pure, brute, réinventée dans l’entier de toutes ses phases par son auteur, à partir seulement de ses propres impulsions. De l’art donc où se manifeste la seule fonction de l’invention, et non, celles, constantes dans l’art culturel, du caméléon et du singe. » Dès 1960, il l’affine : « L’art ne vient pas coucher dans les lits qu’on a faits pour lui ; il se sauve aussitôt qu’on prononce son nom : ce qu’il aime c’est l’incognito. Ses meilleurs moments sont quand il oublie comment il s’appelle. » Dans Asphyxiante culture (1968), il prolonge : « une production d’art qui ne met pas gravement la culture en procès, qui n’en suggère pas avec force l’inanité, l’insanité, ne nous est d’aucun secours ». Michel Thévoz, le curateur de la collection Dubuffet à Lausanne, enfonce le clou : « les auteurs d’art brut ne veulent rien recevoir de la culture, rien lui donner ; ils n’aspirent pas à communiquer, en tout cas pas selon les procédures marchandes et publicitaires …; ce sont des refuseurs et des autistes« .
Une revendication politique
Ainsi l’art brut provoque et dérange pour inviter à réfléchir. Il questionne la notion d’œuvre d’art : faut-il nécessairement qu’elle soit faite par un artiste qui a suivi une formation ou qui vient d’un milieu académique et artistique ? Non. Ce n’est pas l’école qui nous apprend à être un artiste. C’est une sorte de génie. En l’état, l’art brut rassemble des œuvres produites hors des sentiers battus par des personnalités vivant dans l’altérité mentale ou sociale et cherchant – souvent dans le secret, la plupart du temps pour leur propre usage – à matérialiser leur mythologie individuelle. Il n’est ni un courant, ni un modèle car dénué d’intention civilisatrice. Mémoire archaïque évoquant un monde oublié et le traumatisme des origines, il jette, par delà les cultures, une passerelle à la fois vers les arts primitifs, les arts populaires et vers l’enfance (qui est aussi celle de l’art). Il représente un corps à corps existentiel, une solution plastique qui a l’impact d’une révélation. Le réduire à l’art des fous ou à celui des autodidactes est une impasse, puisque beaucoup parmi ces derniers produisent des œuvres tout à fait normées, conventionnelles. L’assimiler à de l’art-thérapie n’est pas moins tendancieux, tant l’artiste brut est engagé dans une voie personnelle, rétive aux cadres institués. Il ne s’inscrit pas plus dans une tradition, ce qui le différencie de l’art naïf ou populaire. En réalité, l’art brut est universel et échappe aux distinctions contemporaines ou autre. Tous les artistes devraient être des artistes de l’art brut, car être artiste c’est déjà se marginaliser par rapport au monde, c’est permettre au monde d’avoir une lecture qu’on n’aurait pas sans eux.
La vie et la beauté ne sont pas raisonnables
L’art brut n’est donc pas en premier lieu une remise en cause esthétique et psychanalytique, mais bien plutôt sociologique, politique et anthropologique. En sapant la culture officielle – celle, dominante, des faiseurs du bon goût -, l’art brut bouscule l’art institué de son piédestal et de ses cadres. Il subvertit les valeurs et les modèles explicatifs auxquels on se réfère dès qu’il s’agit de création artistique. Il met fondamentalement en cause le dressage éducatif, l’encadrement social et psychiatrique, l’adultocentrisme et l’ethnocentrisme, bref, la répression érigée en système sous le nom de culture. Aujourd’hui mieux reconnu, moins politisé et militant contre l’art contemporain, l’art brut s’ouvre et c’est le système qui tend à l’intégrer dans son champ : l’art contemporain regarde l’art brut et le monde de l’art brut transpire dans l’art contemporain. Ce décloisonnement est aussi la leçon de l’antipsychiatrie : « la folie n’est pas une maladie, mais un état d’évolution, comme un état d’amok, qui peut co-exister avec un bon équilibre psychique. C’est la pathologie qui intoxique les psychiatres : ils ne voient que les scories et non le radium dans le minerai. » Amis rêveurs, trêve de ratiocinations : quand les « lumières » de la Raison par trop nous encadrent et nous algorithment, nous grisaillent et nous enténèbrent pour nous arraisonner… ensauvageons-nous ! dé-raisonnons ! Dans le désert du réel, la folie douce est l’ultime asile de la beauté. Bienvenue à bord de la nef des fous !
Marc Uhry