Ce texte reprend les principaux éléments de l’introduction de Lilian Mathieu lors du débat « Bière, tapas et LBD » qui s’est tenu à la Coopérative du Zèbre le 20 octobre dernier. Celui-ci a été animé par Claire Deverine et organisé par lezebre.info.

L’opportunité du débat de ce soir est offerte par la sortie du livre collectif que j’ai codirigé avec Maya Collombon aux éditions du Croquant, intitulé Dynamiques des tournants autoritaires, et que vous pouvez vous procurer auprès de cet excellent libraire qu’est le Livre en pente (ou demander à votre bibliothèque préférée de le commander).

Il s’agit d’un livre de science politique mais sans doute que dans le contexte actuel son propos dépasse le seul public académique. Le terme d’autoritarisme est d’un emploi récurrent dans le débat public actuel, mais il sert à désigner des situations très contrastées. D’où un certain malaise avec ce terme, auquel les différent.e.s auteur.e.s du livre ont essayé de se confronter. Ce malaise est aussi dû au fait qu’autoritarisme est une catégorie savante, propre à la science politique, mais aussi un terme qu’on emploie fréquemment dans les discussions quotidiennes sur la vie politique, avec cette spécificité qu’il sert d’insulte.

Dire d’un régime ou d’un gouvernement ou d’un leader qu’il relève de l’autoritarisme, c’est le désapprouver, le condamner, stigmatiser le fait qu’il s’écarte de ce qui s’est imposé comme la bonne forme de gouvernement, c’est-à-dire la démocratie. On entend certes à l’heure actuelle des discours qui réclament une dérogation aux principes de l’Etat de droit et aux principes des Droits de l’homme, avec par exemple l’argument de la lutte contre le terrorisme, mais leurs effets concrets restent pour l’instant limités et ne se réclament pas explicitement d’une anti-démocratie.

Tant dans le discours savant que dans le débat public, autoritarisme et démocratie s’opposent diamétralement comme deux formes antagonistes de gouvernement : l’une comme pouvoir excessif d’un seul individu ou d’un seul groupe, l’autre comme pouvoir du plus grand nombre, du peuple dans son ensemble ou, au moins, de sa majorité telle qu’elle s’est exprimée dans des élections libres et non faussées.

Cette opposition radicale entre démocratie et autoritarisme est un peu abstraite, et il est évident qu’elle fonctionne mal lorsqu’on observe la vie politique concrète de différents pays. En réalité, on relève beaucoup de situations intermédiaires, avec des dégradés entre la démocratie et l’autoritarisme, par exemple avec des régimes où il y a certes des élections mais qui ne sont pas totalement libres et sincères ; ou encore avec des dirigeants élus mais où tous les pouvoirs sont aux mains d’un seul individu ou d’un petit groupe oligarchique.

Le propos du livre est justement de se focaliser sur ces situations d’entre deux mais en prenant de la distance avec la tendance dominante en science politique qui consiste à faire des typologies de situations intermédiaires entre la vraie démocratie et le pur autoritarisme. De nombreux chercheurs, notamment au niveau international, passent leur temps à se demander si tel pays est un autoritarisme compétitif, un autoritarisme libéralisé, un autoritarisme électoral ou à l’inverse une démocratie illibérale, une démocratie partielle, une démocratie défective, etc. — bref tout un ensemble de catégories « hybrides ». Il nous a semblé que ce n’était pas la manière la plus intéressante de poser le problème, notamment parce que c’est une démarche très statique : on définit des critères objectifs de chaque catégorie et si le pays étudié remplit ces critères on le range dans la case correspondante et l’analyste estime son travail achevé.

Contre cette manière figée de poser la question, nous avons essayé d’adopter une démarche plus dynamique, qui prend en compte le mouvement d’un pôle à l’autre, de la démocratie à l’autoritarisme, d’où le titre du livre : dynamiques des tournants autoritaires, c’est-à-dire ce qui fait passer un régime d’une démocratie à l’autoritarisme.

Il y a dans cette démarche une prise en compte de la temporalité, des étapes, qui conduisent plus ou moins rapidement ou progressivement à un exercice autoritaire du pouvoir. Cette idée d’étapes ne suppose pas qu’il y existerait un chemin tout tracé, en quelque sorte inéluctable, qui amènerait inexorablement à l’effondrement de la démocratie ; ce cheminement peut connaître des retours en arrière, des blocages, des enlisements, et peut être partiel ou limité. D’un point de vue plus politique, et moins sociologique, cela veut dire qu’il n’y a pas de fatalité et que des résistances ou des mobilisations en défense de la démocratie peuvent interrompre une évolution vers l’autoritarisme — mais encore faut-il qu’il y ait des résistances et des mobilisations, et cela constitue un thème de débat très actuel.

L’autre élément important de la perspective adoptée est que l’évolution de la démocratie vers l’autoritarisme peut être lente et progressive. On a souvent l’imaginaire d’un basculement brutal de l’un à l’autre, par exemple sous forme de coup d’Etat : en une seule journée, le 11 septembre 1973, on est passé du gouvernement élu d’Allende à la dictature de Pinochet. La même chose pour l’Argentine le 24 mars 1976 ou pour la France avec le 2 décembre 1851 (Louis Bonaparte) ou le 10 juillet 1940 (Pétain). C’est effectivement assez souvent que les choses se sont passées à travers l’histoire.

Mais on assiste aussi, et tout spécialement aujourd’hui, à des glissements progressifs, presque insensibles pour une large part de la population, d’un régime installé démocratiquement mais qui rogne petit à petit sur les libertés publiques, impose son emprise, accapare les pouvoirs. Ce sont ces glissements qui se trouvent au centre de l’ouvrage, et les différents cas étudiés sont significatifs de ces prises de contrôle ou mises sous tutelle par un centre de pouvoir aux dépens de secteurs sociaux ou d’institutions de la vie démocratique. Je vais donner la liste des chapitres pour rendre hommage aux collègues qui ont participé au livre mais aussi pour donner des illustrations de cette démarche :

  • Nicolas Tardits étudie l’asservissement du Parlement français sous Napoléon III ;
  • Juliette Fontaine a travaillé sur l’épuration des enseignants sous Vichy ;
  • Les formes de soumission des universités russes sous Poutine sont abordées par Carole Sigman ;
  • La promotion d’historiens aux études conformes à l’idéologie nationaliste du gouvernement actuel en Pologne est exposée par Valentin Behr ;
  • Frédéric Vairel étudie la cooptation d’anciens opposants par la monarchie marocaine dans des instances de défense des droits de l’homme ;
  • Camille Goirand traite de la manière dont une partie du secteur de la justice au Brésil a favorisé l’élection de Bolsonaro, notamment en empêchant Lula de se présenter à la dernière présidentielle ;
  • Sümbül Kaya étudie la mise sous tutelle de la justice turque par le parti d’Erdogan, l’AKP, spécialement dans la répression des universitaires contestataires ;
  • Cléa Pineau étudie la dépossession politique des municipalités d’opposition turques par le même gouvernement d’Erdogan ;
  • Maya Collombon étudie comment, au Nicaragua, Ortega utilise les Comités de pouvoir citoyens pour contrôler la population et sanctionner les opposants ;
  • Thomas Posado aborde l’instrumentalisation puis la répression du monde syndical vénézuélien par Chavez puis Maduro.

Le constat récurrent dans ces différents cas d’étude est celui d’une emprise d’un secteur de pouvoir sur les autres. Pour comprendre cela, nous avons sollicité une très vieille conception de la démocratie, celle de Montesquieu, qui disait que « pour qu’on ne puisse pas abuser du pouvoir, il faut que par la disposition des choses le pouvoir arrête le pouvoir ». Cela a donné la conception classique de la séparation des pouvoirs : exécutif, législatif, judiciaire.

Il nous a semblé que l’autoritarisme se caractérisait par une autre disposition des choses, par laquelle il est possible d’abuser du pouvoir puisqu’aucun contre-pouvoir ne vient arrêter le pouvoir. Cela peut par exemple passer par une soumission de la justice ; cela peut également passer par une hypertrophie de l’exécutif (avec le législatif qui se retrouve privé de ses pouvoirs). Cela peut enfin passer par la perte de contrôle de l’exécutif sur un secteur stratégique comme celui de l’armée — un coup d’Etat militaire, c’est quand l’armée n’obéit plus au gouvernement mais prétend occuper sa place.

On assiste à des jeux souvent assez subtils et évolutifs d’indépendance et de dépendance qui se jouent entre secteurs de pouvoirs décisifs. Pour parler de la France contemporaine, je crois qu’il est rassurant que la justice condamne à la prison un ancien président de la République ; par contre, je crois inquiétant qu’un ministre de l’Intérieur participe à une manif de policiers devant l’Assemblée nationale.

Un autre point, pour lancer le débat également, est que dans notre perspective la violence ou la répression n’est pas le critère de distinction principal. Pour le dire de manière un peu provocatrice, il n’y a pas besoin d’attendre une augmentation des yeux crevés ou des mains arrachés dans des manifestations pour déceler un tournant autoritaire — même si, bien évidemment, ça en fait partie. Pour conclure en faisant référence au titre de la soirée, les LBD ne suffisent pas à caractériser l’autoritarisme ou la dictature.

Lilian Mathieu

A suivre : prochain débat à la Coop du Zèbre avec Phil Corcuff autour de son livre La Grande confusion (Textuel, 2021) le 24 novembre prochain à 20h30.