Skip James

Ces dernières semaines, bousculé par le vent, les amours contrariées et les compléments d’objet indirect vicelards, je perdais un peu mon latin, ou ce qu’il en restait. Alors, me noyer dans les mots, c’était la seule voie, le seul exutoire.
Ce n’était pas de la littérature, mais de l’exorcisme.
Tenu en éveil par un blues de force 3, j’allais tremper ma plume dans l’encre la plus noire, la plus profonde. Celle qui grave l’épiderme, signe les sentences définitives et les condamnations à mort. Elle me suintait des yeux, coulait entre mes doigts pour finir par s’épandre sur la page blanche, une étendue de sable balayée par le vent fétide des souvenirs. Récrits, tronqués, ou enjolivés. Plus grand-chose à voir avec la réalité en tout cas.
Après une douzaine d’huîtres, une bouteille de bulles et le départ de la frangine, l’appart semblait rétrécir. Avec peut-être l’envie de m’engloutir. Ses murs vibrants à l’aune de mes pulsations cardiaques .


Ivre et triste. Perdu. Emmêlé dans le fil poisseux de mes pensées. Marcher. Jusqu’à l’oubli. Descendre en courant les cinq étages, retrouver la lune, seul .
La voix de Skip James gommant peu à peu les bruits, je partais promener ma mélancolie dans les pentes, comme un vieux chien, la laissant doucement tirer des bords de poteaux en coins de rues, renifler la piste d’autres errances. Lire comme un rébus les entrelacs d’urine et de bière éventée. Lever la tête aux grondements de basses de fêtes muettes. Voir s’agiter en contre-jour de sombres silhouettes derrières les fenêtres d’un samedi d’avril.
Ivre. Et las. Besoin de coller ma joue au grain du béton, en humer les aspérités, poser mon souffle sous son aisselle. Effleurer la pierre, duvet d’une nuque s’hérissant à quelque murmure, fouiller l’âme et le sexe de cette nuit d’une langue pointue. M’oublier dans ses beaux yeux. Enfin, cogner mon front aux portes closes comme on pose sa tête entre ses mains. Sentir monter doucement la bile, l’angoisse qui jette à terre, charrie de mur en mur, de marches d’escaliers en paliers anonymes.
Le blues avait finalement un goût de rhum ambré, rond comme une cuisse de princesse barbadienne, et l’accent du Mississippi, quatre « s » et quatre « i ».
Il était temps de rentrer.
C’est toujours là que je le retrouvais, assis sur mon canapé. En train de me fausser le manche de guitare avec ses open-tunings diaboliques et la gueule grande ouverte à me siphonner mes meilleures bouteilles. Je m’asseyais à côté de lui. Pour sentir contre mon épaule la vieille épaule de mon Vieux. Pour picoler tranquille. Tout me revenait, tout m’échappait, tout se diluait peu à peu dans la gnôle. Rond comme un derviche, je m’abandonnais à la transe éthylique en ré mineur. Je me frottais doucement à la toile écrue du Vieux. Ca ne me dérangeait pas cette odeur de feuilles et de tombe humide, ça me rappelait Robinson, quand il se glisse dans sa grotte pour retrouver le ventre de sa mère.
Ca me rappelait l’odeur des Bois Noirs. Et l’odeur de la brume aussi, quand elle se faufile dans les interstices de la nuit pour gagner les rues.