Un réfugié n’est pas un immigré

 

Le dossier migratoire est plombé.
La figure de l’étranger cristallise en effet tous les fantasmes et constitue un marqueur idéologique qui empêche toute approche rationnelle. Entre invasion et victimisation, on ne sort pas du brouillard et des poncifs. Les migrations ne se résument pourtant pas à des mouvements de populations fuyant la pauvreté pour rejoindre des contrées occidentales riches de bienfaits. D’une part, parce que nos sociétés ne sont plus des ilots de prospérité où ne vivent que des nantis égoïstes et privilégiés (30 ans de chômage de masse ce n’est pas rien). D’autre part, parce que toutes les régions du monde sont concernées. Deux migrations sur trois s’effectuent ainsi du Sud vers le Sud et ce ne sont en outre pas les personnes les plus pauvres qui migrent, puisque, du fait de cette pauvreté, les plus déshérités n’en ont justement pas les moyens.

Nous restons cependant englués dans les schémas de la Guerre Froide alors que nous avons changé de monde en 1989.
Conséquence du retour à une norme multipolaire, le niveau des flux migratoires a doublé. Les migrants, désormais au nombre de 214 millions, représentent 3% de la population mondiale. Tous ne migrent pas pour les mêmes raisons et on les différencie selon leurs motivations de départ. L’analyse peut s’en avérer délicate dans la mesure où ces motifs sont de plus en plus interdépendants et que tous les migrants empruntent les mêmes routes. Ces mouvements migratoires mixtes génèrent des flux à la structure complexe, puisqu’y cohabitent à la fois ceux qui cherchent à quitter un contexte économique difficile (migrants économiques) et ceux qui recherchent une protection internationale (migrants forcés). Les premiers font le choix de meilleures perspectives (des libéraux en somme…) et demeurent juridiquement sous la protection de leur État d’origine (on peut être sans papier ici mais néanmoins détenir un passeport). Devant les persécutions, les seconds fuient les shatterzone (1), ils n’ont pas la protection de leur État d’origine ou de naissance et cherchent un refuge, un asile. Le seul droit qu’il vous reste quand vous avez perdu tous les autres.

Camp de réfugiés syriens, Jordanie, Juillet 2013

Camp de réfugiés syriens, Jordanie, Juillet 2013

Cette protection a toujours existé mais la figure du réfugié appartient en revanche au XXème siècle.
Jamais auparavant les migrations forcées n’avaient en effet atteint une telle ampleur. Des millions de réfugiés (qui franchissent une frontière) jetés sur les routes dans le tumulte de la première guerre mondiale, aux 40 millions de personnes déracinées par la déflagration de 1939-45, le système de protection internationale des réfugiés s’est construit au gré des différentes crises. La prise de conscience de la nécessité d’une action mondiale coordonnée émerge d’abord des décombres de la première guerre mondiale. La création du Haut Commissariat pour les Réfugiés en 1949 et l’adoption de la Convention de Genève en 1951 répondent au traumatisme de la seconde. Ils parachèvent alors la construction d’un rempart juridique destiné à protéger les personnes de la violence des États. Élaborée dans un premier temps comme une réponse conjoncturelle et circonscrite au seul continent européen, la convention s’est ensuite étendue géographiquement puis sans limite de temps(2). La communauté internationale a pris en effet conscience que le phénomène était durable et que la protection des populations n’appartiendrait jamais au passé.

1-2-fcbb6-f24e6L’histoire ne s’est ainsi pas arrêtée avec la chute du Mur en 1989,
Elle a bel et bien poursuivi son cours et la fonte du glacis soviétique a même permis le réveil brutal des nationalités. Après la période des États forts et hypertrophiés, s’est alors rouverte la période des États faibles et persécuteurs, des milices et des petites guerres, renouant par là même avec ce qui avait constitué la norme conflictuelle. Aux guerres conventionnelles entre armées régulières ont alors succédé des guerres internes. Aujourd’hui sur les 208 conflits ouverts(3), plus de 80 % sont des guerres civiles et depuis les 100 dernières années beaucoup plus de personnes ont été tuées par leur propre gouvernement que par des armées étrangères. Les motifs sont plus identitaires et moins partisans. On tue et on persécute désormais moins pour des raisons d’appartenance à un camp que pour des raisons de naissance (natio). L’État nation inventé par la révolution française théorise en effet qu’à un État doit correspondre un peuple. Malheureusement, depuis la sortie du communisme de nombreuses luttes d’émancipation politique se sont confondues avec des mouvements d’émancipation nationale. La conception ethnique de la nation (allemande) a pris le pas sur la conception élective (française) et a engendré des phénomènes de nettoyages ethniques qui visaient à accoucher d’États ethniquement homogènes. Dans ces contextes, l’élimination de l’autre est alors perçue comme la condition sine qua non de la survie du groupe. Les fuites de populations ne sont alors plus seulement une conséquence des conflits armés, mais un objectif tactique au service d’une stratégie de nettoyage ethnique. Les chrétiens d’Orient, les Rohingyas et autres Kachins de B1-2-fcbb6-f24e6irmanie en font d’ailleurs actuellement la triste expérience. Ces guerres constituent de fait l’une des causes majeures des déplacements forcés de populations. Le nombre des réfugiés et des personnes déplacées à l’intérieur de leur pays a ainsi, considérablement augmenté entre 1980 et 1992 passant de 16 à 40 millions de personnes. Cette augmentation s’est poursuivie jusqu’à aujourd’hui. En 2012, en moyenne près de 3 000 personnes par jour ont été contraintes de fuir leur région d’origine, soit 45,2 millions de personnes déracinées en raison, de conflits, de situations de violences généralisées, et de persécutions. La grande majorité d’entre elles (80%) survit dans des camps, dans des conditions d’extrême pauvreté où la rougeole continue d’être la première cause de mortalité chez les enfants de moins de 5 ans.

 

Réfugiés arméniens (enfants), Syrie 1915

Réfugiés arméniens (enfants), Syrie 1915

Difficile dans ces conditions de succomber au discours sur une Europe assaillie par les réfugiés.
Même si l’on ne peut nier que nos sociétés se sont transformées, les demandeurs d’asile en quête de protection dans nos démocraties ne constituent que la partie « émergée de l’iceberg ». Les difficultés sociales et un taux de chômage endémique constituent cependant le terreau favorable à la prolifération des raccourcis idéologiques qui alimentent la confusion entre réfugiés, immigrés, clandestins. L’absence de politique migratoire pollue le dossier de l’asile et les réfugiés continuent d’être perçus comme des « chasseurs de fortune ». Dans nos sociétés compassionnelles, tous les sondages d’opinion démontrent néanmoins un réel consensus lorsqu’il s’agit de protéger les personnes qui fuient les persécutions. C’est cependant moins évident dans la réalité et les réfugiés sont régulièrement exposés au syndrome nimby (never in my backyard (4) ) lorsqu’il s’agit de les accueillir. La culpabilisation par l’émotion touche ses limites, cela ne passe plus dans un monde saturé d’images et d’informations qui ne font plus sens. Le réfugié émeut quand il est dans un camp en Jordanie mais se transforme en profiteur quand il demande l’asile ici. Entre le discours parfois romantique et la réalité, plus prosaïque, il y a un gouffre. Le fait migratoire souffre d’un manque de banalisation. Nul autre sujet ne semble aussi chargé affectivement. La migration a un tel pouvoir de polarisation qu’elle inhibe toute initiative politique, laissant le dossier patauger dans le marais des émotions qui ne mènent qu’au discrétionnaire et à l’arbitraire. Il n y a pourtant pas d’alternative à le traiter comme un fait. Les aventureux tenteront toujours de se faire une place au soleil et les réfugiés continueront de fuir les bloodlands.

 

Loïc Morvan.

(1) Emprunté à la géologie, le terme qui renvoie schématiquement à des « zones d’instabilité structurelle » ou des « zones de frictions des empires », désigne ici les nœuds géopolitiques, les zones frontières mouvantes caractérisées par des conflits armés et des déplacements forcés de populations d’où le nom de cette rubrique.
(2) Le mandat du HCR était renouvelable tous les 3 ans. À partir de 2003 il a été décidé que l’agence existerait jusqu’à ce que le problème des réfugiés soit résolu.
(3) Conflict Barometer 2012, Heidelberg Institute for International Conflict research.
(4) Jamais dans mon jardin.