Post-État d’urgence à l’ère du vide

Quelles sont les idées de notre époque ? Voilà une question qui pourrait faire la une d’une revue grand public de sciences sociales. La mort des idées, la fin des idéologies, Fukuyama et tout le tralala. Chez Caroline Broué, un samedi de décembre, Raphaël Glücksman se désespère du fait que la gauche ne soit plus capable de camper un récit politique qui fasse se lever les foules au moins jusqu’au bureau de vote. Je suis 100 % d’accord avec lui le temps de finir mon petit-déjeuner mais suis quand même saisi d’un doute. Si c’est une manière de dire que Valls est un enfoiré qui a réussi à désenchanter tout le monde avec son discours de Directeur Général des services de la Hollande Cie, je signe. Mais y a-t-il encore de la place pour un méta-récit ? N’est-on pas à l’ « Ère du Vide » décrite par un prof de philo de classe de terminale du lycée Mounier à Grenoble dans les années quatre-vingt dans un petit opus qui a pu servir de rampe de lancement à des écrivains de l’atomisation sociale comme Houellebecq ?

Hollywood

Pourquoi les années quatre-vingt ont-elles si mauvaise presse ? Est-ce parce qu’elles ont passé à la lessiveuse toutes les grandes espérances des décennies d’après-guerre ?

Les intellectuels devraient s’allier avec les artistes et les marketeux. Nous sommes dans une époque où il faut savoir se vendre et savoir tout vendre. Les idées n’échappent pas à la règle. En 2001, l’artiste Maurizio Catellan a installé le logo Hollywood sur une décharge publique à Palerme. Moi j’aime bien les idées de gens comme Alain Caillé ou Dominique Méda mais c’est un peu confidentiel. On pourrait prendre un concept de Caillé, par exemple le convivialisme, en faire un objet grand format ou un panneau géant et le poser sur le faîte d’une décharge de plusieurs mètres de haut que nous aurions confectionnée quelque part dans le vieux souk du Caire ou sur n’importe quelle place parisienne.

Jusque dans les années quatre-vingt, la cause palestinienne avait de la gueule, le flingue dans une main et le rameau d’olivier dans l’autre. Abou Nidal en était une des figures. C’était surtout un psychopathe mafieux qui a fait dézinguer pas mal de gens et extorqué un paquet d’autres. On attribue à son groupe, entre autres faits d’armes, l’assassinat du directeur de la librairie palestinienne à Paris, Yuseh Mubarak, le 17 janvier 1980. Lorsqu’Abou est mort dans un vulgaire galetas et dans une indifférence abyssale à Bagdad en 2002, Christophe Ayad, alors journaliste à Libération, n’y a pas été de main morte dans la rubrique nécro. Il a dressé le portrait d’une crapule de haut vol.

rsz_600full-edie-sedgwickJ’aime les récits de reconstitution d’une époque. Surtout celle des années 60-70. Jean Stein qui collectionne les témoignages pour évoquer la vie d’Edie Sedgwick. Edie Sedgwick est morte trois jours avant ma naissance, à l’âge de 28 ans. Égérie de Warhol, fille d’une famille riche de pétrole, on la voit paraît-il dans les films de Warhol, avant qu’elle ne se mette à hanter la Factory avec une maigreur d’anorexique. Ce n’était pas tout à fait une femme. Sur les photos, elle a un corps d’enfant et un visage d’ange. Dans les récits de ceux qui l’ont croisée ne serait-ce qu’une nuit au Max’s Kansas City, elle fait figure de comète. Elle cristallise toute l’effervescence du Lower East Side qui me sera restituée dans les cassettes de mon adolescence de The Talking Heads et de Lou Reed et à d’autres dans celles des Ramones ou de Blondie. Cette effervescence est aussi consignée par Jim Carroll dans ses carnets édités par la maison Inculte sous le titre Downtown Diaries.

Ces histoires me fascinent alors que les protagonistes n’ont peut-être vécu qu’un mauvais rêve dont seules quelques figures abîmées comme Lou Reed ont pu émerger alors que des centaines d’autres, anonymes, restaient sur le quai des drogues dures et des désillusions militantes. En 1972, Timothy Leary, un des papes du LSD, s’évade des geôles américaines avec l’aide d’une organisation gauchiste, la Weather Underground Organization. Il fuit en Algérie en compagnie d’un militant des Black Panters, Eldrige Cleaver, mais celui-ci a la mauvaise idée de le séquestrer à Alger. Un truc foireux à la mode Fargo, le film des frères Coen. Alger a été un bref eldorado du militantisme mondial. L’esprit de Franz Fanon souffle sur ces intellectuels en quête d’un havre révolutionnaire. Le malentendu n’est pas mince avec l’État FLN de Boumeddienne qui élimine à tour de bras ceux qui lui résistent depuis les prémices de la guerre d’Indépendance et tout ce petit monde finit par reprendre l’avion.

J’aime ces histoires de tubes planétaires, ces success-stories d’artistes qui font sauter la banque et repartent avec le magot, quand ils ne se font pas doubler par leur manager. Blondie et The Talking Heads font partie des groupes qui émergent des profondeurs du Lower East Side où pataugeait le Velvet Undergroung. Ils ne s’interdisent pas les connexions dangereuses entre punk, disco et funk, à une époque où le mélange des genres est mal vu. La côte Est et la côte Ouest se regardent en chiens de faïence. Un beau jour, Blondie lance la chanson « Heart of Glass » et cela donne une traînée de poudre radiophonique. Les billets de banque pleuvent sur le groupe, mais leur manager est le plus prompt à les ramasser.

Il y a aussi ce Frenchy qui a fait un tube planétaire (« Born to be Alive ») avec un nom d’acteur de série Z ou de coureur du Tour de France catégorie porteur d’eau puis s’en est allé avec la caisse. Trente ans plus tard, il perçoit toujours son petit chèque de fin de mois sur lequel ne cracheraient pas nos cohortes de travailleurs précaires.

rsz_lloydcoleUn bar à Sète avec vue sur le canal. Du juke-box virtuel sort la voix suave de Lloyd Cold et me voilà renvoyé à ces fichues années quatre-vingt avec sa chanson « Forest fire ». Pourtant Lloyd Cold n’a rien à voir avec le Lower East Side, lui l’Anglais exilé en Ecosse pendant ses études universitaires, d’où il a déboulé dans toute l’Europe avec son album Rattlenakes en 1984.

Llyod Cold and the Commotions a dédié une chanson à Eddie Sedgwick dans l’album Easy Pieces en 1985. Je me souviens avoir écouté en boucle cet album que je trouvais meilleur que Rattlenakes.

Si on me tirait par le crin jusque dans un confessionnal, la première chose dont je me repentirais spontanément, c’est d’avoir laissé mon corps vibrer sur Thriller. Seuls les purs et durs avec la foi du Punk Is Not Dead chevillée au corps n’ont pas reçu sur le front une seule goutte de la vague déferlante de la Jacksonmania. Moi j’étais un gamin sans défense face à cet assaut planétaire de la Motown orchestré au rythme des passements de jambe à 4000 volts de Michael.

Monte Laster est un artiste américain installé à La Courneuve depuis une quinzaine d’années. Il y a quelques années, il a monté un projet pour faire découvrir le Texas à cinq jeunes artistes « en herbe » de la Cité des 4000. Rappeur, vidéaste ou encore photographe, ils ont été hébergés chez ce bon Laster au pays des Bush. Ce dernier dit avoir rencontré l’Ingratitude quand il a vu que pas un ne levait son cul pour mettre ou débarrasser la table : « Ils m’ont même dit qu’ils méprisaient mes œuvres. Ils ne comprennent pas que l’art, pour moi, ce n’est pas le produit fini mais le processus. Moi qui conduis un bus américain avec des gugusses de la Courneuve, c’est déjà une œuvre d’art ». L’artiste Marc Boucherot ne s’est pas embarrassé d’un voyage coûteux en énergie et en temps avec les mômes du Panier à Marseille, en 1994. Pour leur plus grand plaisir, il leur a proposé une performance consistant à canarder des touristes avec des œufs et de la farine.

Le titre de la chanson « Walk on the Wild Side » est emprunté au roman éponyme de Nelson Algren. Ce dernier a aussi écrit Un Fils d’Amérique. Ce sont les tribulations d’un jeune gars sous-prolétaire, Cassius MacKay, déraciné par la Grande Dépression, qui erre dans le Sud pour se faire une place au soleil. Le livre est animé d’une poésie désabusée, quasi suicidaire mais lumineuse.

Je colle des faits à la manière de l’artiste plasticien mais cela ne fait pas un vrai texte. Les sources. Il faut les sources. Mais est-il si important que les faits soient vrais ou pas ? L’important n’est-il pas qu’ils soient racontés ? « Tout ce que nous pouvons faire à présent c’est trouver une façon de rendre vrais ces mensonges », affirmait en chanson le désormais feu George Michael (« All we have to do now is take these lies and make them true somehow », lu dans Libé du 27/12/2016).

De toute façon, le monde se divise en deux : il y a ceux qui font l’histoire et ceux qui ne la font pas et quand on est irrémédiablement encalminé dans cette seconde catégorie, la seule liberté est de choisir les histoires que l’on a envie d’entendre et les récits que l’on souhaite lire. Qu’il s’agisse de fictions, de téléfictions, d’autofictions, peu importe. Tout est bon à prendre. Alors, un grand merci à Willy Vlautin, Laurent Mauvignier, Rodolphe Barry et les autres d’agiter leur plume pour nous aider à habiter la réalité de ce bas monde.

Epinon