« Moi je comprenais pas trop bien, et lui, le magicien, il m’a expliqué qu’il fait regarder une main aux gens, et avec l’autre main, il cache ou il sort ce qu’il a caché. Et alors je lui ai demandé si c’était comme les politiciens qui te font regarder une chose et pendant ce temps ils font leurs mauvaisetés. (…) Et donc la mauvaiseté, c’est pas seulement qu’on est distraits, mais qu’en plus les problèmes des riches, on les prend comme si c’était les nôtres. Alkazam dit aussi que la politique moderne, c’est faire que la démocratie, la majorité, les plus pauvres quoi, ils travaillent et s’inquiètent pour la minorité, les puissants quoi. Et donc tous les plus pauvres, on regarde de l’autre côté pendant qu’on nous vole notre terre, notre travail, notre mémoire, notre dignité. Et les puissants, ils veulent même qu’on les applaudisse avec des bulletins de vote. » Paco Ignacio Taibo II, sous-commandant Marcos, Des morts qui dérangent (Muertos incómodos), 2005.

L’auteur mexicain de polars, par ailleurs biographe de Che Guevara, Paco Ignacio Taibo II et le sous-commandant Marcos, guérillero et poète de la fragilité au Chiapas, ont écrit alternativement les chapitres d’un roman noir très politique : Des morts qui dérangent, d’abord publié en feuilleton dans Libération en août 2005, puis aux éditions Rivages début 2006. Cette fiction policière n’est pas sans nous dire des choses sur les mobilisations anti-CPE (Contrat Première Embauche) en cours en France et sur les manœuvres des Chirac-Villepin-Sarkozy.

Les prestidigitateurs du pouvoir, au Mexique et en France, tendent ainsi à détourner notre regard dans une direction erronée. Villepin a essayé de nous endormir avec « le combat contre le chômage des jeunes comme priorité nationale », en s’efforçant de nous faire oublier la précarisation à la clé. Les médias ont, dans un premier temps, suivi : davantage par logique routinière et stéréotypée que par intention clairement manipulatrice. On croit souvent les journalistes tout-puissants, ils sont parfois eux-mêmes mégalos, mais ils sont plus fréquemment bêtement moutonniers (hors quelques esprits interrogateurs croyant encore aux idéaux du journalisme critique ou quelques boss cyniques) que les chefs d’orchestre de sombres magouilles. On se croit souvent dans SAS quand on parle de médias, alors que c’est plutôt Les gendarmes à Saint-Tropez…Mais que deviendrez les beaux esprits critiques qui pourfendent à longueur de Net « le complot médiatique », si leurs admirateurs se rendaient compte qu’ils ont en face d’eux non pas des experts de la CIA mais…Louis de Funès ?

« Le système c’est le Mal » note d’ailleurs le sous-commandant Marcos dans un autre chapitre. En précisant que « le Mal est une relation », à laquelle nous participons tous, plus ou moins activement. Mais peut-être que ce que Marcos appelle « le système » n’est qu’une des dimensions principales du Mal et qu’il y a aussi un Mal, des mauvaisetés, qui sont davantage disséminés ? Marcos en est d’ailleurs conscient, quand il aborde la question du racisme, de l’homophobie et du rejet des transexuel-le-s : le Mal renverrait à « Tout le monde. Ou personne. Comme une atmosphère. Quelque chose dans l’air »…

Prestidigitation donc des professionnels de la politique, relayée par les médias, tous si illusionnés par leurs propres tours qu’ils finissent par croire à leurs sornettes (« Mais enfin soyons réalistes ! »). Les néolibéraux qui nous gouvernent montrent ainsi du doigt le soleil radieux de « l’individu libre », en masquant la façon dont la supposée loi inexorable de la rentabilité financière à court terme écrase concrètement les désirs individuels (désirs d’autonomie, de dignité, de reconnaissance, de créativité, de projets personnels, etc.). Ils nous parlent de « réformes » pour faire passer la pilule de la reproduction de privilèges étroits et scandaleux. Ils vilipendent un supposé « archaïsme des français », afin de stigmatiser ceux qui souhaitent l’émergence d’une civilisation nouvelle de la justice sociale et de l’épanouissement personnel.

Mais les étudiants, les lycéens et les syndicats ne se sont pas laissés berner cette fois. Alors on essaye de nous faire croire que les problèmes des riches sont nos problèmes. Chacun est invité à faire place à une Laurence Parisot en soi : je dois me préoccuper de « la compétitivité internationale » (dont les « lois » seraient « implacables »), de « la conjoncture économique » (qui est souvent « mauvaise », même quand elle est bonne, puisqu’il faut « alléger » les charges des entreprises même quand elles sont florissantes, pour après…quand ça ira plus mal…), du « moral des chefs d’entreprise » (rarement au beau fixe, avec toutes ces charges sociales, ces grèves, ces manifestations, ces jeunes malpolis et malformés par une Éducation nationale peuplée de gauchistes chevelus, etc.), de « la menace chinoise », des « pressions américaines », de « l’instabilité internationale », etc. etc. Bref nos chers gouvernants voudraient que « la démocratie » soit une ola permanente pour nos Z’élites, qui sont si « propres sur elles », « performantes », « intelligentes », « justes », « humaines »…

Et en face, dans la prétendue « Opposition », Ségolène Machine soutient la rue comme la corde le cou du pendu (« Allez-y les petits gars, le Grand Soir électoral est pour moi proche… »), tout en faisant l’apologie de Tony Blair, qui fait des choses comparables en Grande-Bretagne ! On est mal barrés. À moins que ne monte de la rue la douce chansonnette : « Grève générale reconductible ! ». Un rêve ?

 

Philippe Corcuff / Dessin de Charb