Qu’est-ce qui a défiguré la gauche…et m’a rendu politiquement mélancolique ?

 

Phil Noir - Philippe CORCUFF/dessin de CHARB« – Moi-même, plus jeune. Je pensais que le monde se divisait en deux catégories de gens : les bons et les méchants. Que l’on pouvait attribuer la responsabilité du mal à certaines personnes bien précises, et que l’on pouvait punir les coupables. Je continue à faire comme si. Et à trop parler. » Ross Macdonald, Cible mouvante (The Moving Target, 1949).

À la manière du détective Lew Archer, j’avais, « plus jeune », quelques illusions manichéennes sur « les bons et les méchants ». Dans mon cas, il s’agissait plus particulièrement des « bons » – la gauche ! – et des « méchants » – la droite ! – en politique. Il faut dire que j’ai commencé à militer en 1976, lycéen, dans les rangs socialistes. Et puis j’ai expérimenté successivement diverses organisations qui m’ont aussi laissé, malgré les bons moments, un arrière-goût de déception [1]. Un peu avant et un peu après la victoire électorale de notre président « normal », les choses ne se sont pas arrangées pour la gauche du côté du découpage des « good guys » et des « bad guys » : « affaire(s) DSK », « affaire Cahuzac »…Elle bénéficiait pourtant d’une avance morale grâce à (si l’on peut dire !) la période sarkozyste.

Mon parcours politique semé d’embûches
ne m’a pas conduit à complètement désespérer de toute forme d’engagement organisé, d’où ma récente orientation vers un militantisme libertaire. « Je continue à faire comme si », dirait, plus sceptique, Archer. « Et à trop parler ». Pour remplir le vide des questions sans réponses et des réponses sans questions. En tout cas, je me suis rapproché de l’éthique mélancolique du roman noir classique dont je suis depuis longtemps un aficionado : une éthique lestée de pessimisme, mais préservant une petite ouverture optimiste, un peu plus grande toutefois dans ma situation que dans celle du polar le plus rugueux…Car un détective du noir comme Archer en a davantage bavé que le blanc-bec militant que je fus :

«  Ce visage avait vu trop de bars, trop d’hôtels décatis, de nids d’amour miteux, trop de tribunaux et de prisons, trop d’autopsies et de tapissages de suspects, trop de terminaisons nerveuses à vif recroquevillées comme des asticots qu’on torture. »

Ross Macdonald (de son vrai nom Kenneth Millar, 1915-1983) est un classique du « hard-boiled » américain (littéralement « durs à cuire »), dans le sillage immédiat de maîtres que furent Dashiell Hammet et Raymond Chandler. On le situe en général plutôt dans la continuité de l’héritage chandlerien, car dans la combinaison narrative entre expression de l’action par elle-même et psychologie des personnages, la composante psychologique apparaît plus appuyée que chez Hammet. The Moving Target est la première histoire où intervient le personnage récurrent de Lew Archer. Dans cet épisode, Archer est engagé par la femme du millionnaire Ralph Sampson pour le retrouver.

Ce roman peut apparaître comme une métaphore de la situation actuelle de la gauche française et européenne, entre semi-coma intellectuel et défiguration par l’acide du temps [2]. De loin, la gauche peut encore sembler attractive, et les croyants de gauche aiment bien la regarder à distance, en gros et dans le brouillard, par la médiation de généralités, en évitant de trop s’approcher, de peur d’abîmer sa propre identité personnelle. La gauche a ainsi un air de décors d’Hollywood :

«  Les fausses façades paraissaient si réelles de loin, si laides et fines de près, qu’elles me firent douter de ma propre authenticité.  »

La gauche a vieilli, non pas au sens d’une tradition puisant dans de solides racines, mais, au contraire, comme une actrice has been qui, ayant rompu avec son passé glorieux, en prolonge l’image surannée à travers son maquillage. Ni les repères du passé, ni le dynamisme de la jeunesse ne sont alors au rendez-vous, au mieux les miroitements réchauffés de l’apparence :

« -Pourquoi pas ? dis-je. La nuit est encore jeune.
Je mentais. La nuit était vieille et glaçante, et son rythme cardiaque était lent. »

La gauche, engoncée dans une rhétorique de « la justice sociale » que démentent nombre de ses actes, en devient pitoyable :

« Immobile est silencieuse, elle offrait délibérément un tableau que chaque nouvelle seconde poussait vers les abîmes du ridicule. »

Phil Noir - Philippe CORCUFF/dessin de CHARBBien sûr, il y a les effets corrupteurs de l’argent, chez les DSK et autres Cahuzac. Mais également de manière plus invisible, dans une multiplicité de petites carrières politiciennes, quand l’argent n’est pas forcément ce que l’on veut amasser en grande quantité mais un équivalent général pour la reconnaissance personnelle. Comme Albert Graves, District Attorney vertueux devenu avocat pour riches, chez Macdonald :

« Il fut peut-être un temps où Graves ne s’intéressait pas à l’argent. Il existe peut-être des endroits où les choses auraient pu rester comme ça. Santa Teresa n’en fait pas partie. L’argent est le nerf de cette ville. Si vous n’en avez pas, vous n’êtes qu’à moitié vivant. Ça a dû le ronger de travailler pour tous ces millionnaires, de toucher leur argent du doigt sans avoir rien pour lui. »

Cependant l’argent n’est pas le seul corrupteur. Ce n’est peut-être pas (encore ?) le principal agent de décomposition de la gauche. D’autres facteurs puissants de corruption des idéaux sont à l’œuvre, comme le conformisme porté par l’institutionnalisation, l’intériorisation du cela-va-de-soi technocratique, les logiques de la professionnalisation politique ou la quête (souvent décevante) du pouvoir. Dans un tel cadre multi-corrosif, les vertus apparaissent particulièrement fragiles. La vulnérabilité morale déborde toutefois largement ce cadre :

« L’honnêteté est une vertu conditionnelle, chez lui comme chez nous tous. »

Aucun de ses protagonistes, jusqu’aux plus humbles, ne sort alors tout à fait indemne des déboires de l’aventure politique émancipatrice, même s’il y a des degrés de responsabilité et des enchevêtrements historiques qui échappent à tous. Encore une fois comme chez Archer :

« – Et vous vous jugez vous-même ?
- Seulement si on m’y force. Mais je l’ai fait hier. J’ai passé ma soirée à faire boire une alcoolique, et j’ai vu mon visage dans le miroir.
- Quel fut le verdict ?
- Seulement du sursis, mais le juge m’a passé un méchant savon. »

Sans arrêter pour autant de nous nourrir d’idéaux, nous n’aurions pas dû succomber à l’optimisme béat comme à des lectures manichéennes de la réalité. Nous aurions pu être attentifs aux chausse-trappes de la condition humaine et aux ambivalences du réel, comme le détective de nos polars préférés :

« Je plongeais mes yeux dans les siens, grands et verts. Ils étaient candides et sûrs, mais recelaient des profondeurs troubles. »

Et nous pourrions mieux tirer parti de l’éthique du maintien de soi face aux désillusions dessinée par le meilleur du roman noir, par exemple à la fin de The Moving Target entre Archer et Miranda, la fille de Ralph Sampson finalement assassiné :

« J’aurais pu la prendre dans mes bras et la gagner. Elle était assez perdue pour ça, assez vulnérable pour ça. Mais si je l’avais fait, Miranda m’aurait haï dans une semaine. Dans six mois, j’aurais pu moi-même la haïr. Je gardai mes bras pour moi et la laissai panser ses plaies. Elle pleura sur mon épaule comme elle eût pleuré sur l’épaule de n’importe qui. »

Se tenir : voilà une éthique davantage cabossée que les rêves d’antan ! Est-ce que cela ne pourrait pas devenir un étaiement minimal dans la relance d’une politique d’émancipation plus pragmatique ? Á voir. Dans les prochains épisodes…

 

Par Philippe CORCUFF/dessin de CHARB

 

 

Notes :

[1] Voir P. Corcuff, « Enjeux pour la gauche de gauche en France en 2013 : éclairages autobiographiques », Mediapart, 27 mai 2013, [http://blogs.mediapart.fr/blog/philippe-corcuff/270513/enjeux-pour-la-gauche-de-gauche-en-france-en-2013-eclairages-autobiographiques].

[2] Voir P. Corcuff, La gauche est-elle en état de mort cérébrale ?, Paris, Textuel, collection « Petite Encyclopédie Critique », 2012.

 

****** Réclame !*****
En ce mois d’octobre 2013 paraît aux éditions Textuel dans la collection « Petite Encyclopédie Critique » un livre de Philippe Corcuff intitulé Polars, philosophie et critique sociale. Il regroupe dans sa deuxième partie l’ensemble des 21 chroniques « Phil noir » et des dessins de Charb. Et, dans sa première partie qui a pour titre « Les fils noirs et gris de l’existence moderne », des éclairages philosophiques et sociologiques sur des classiques (Howard Fast, David Goodis, Dashiell Hammett, Ross Macdonald…) et des contemporains (James Lee Burke, James Crumley, Craig Johnson, Dennis Lehane, James Sallis…) du polar américain. Qu’on se le dise !