Pangolin candide cherche Pangloss*

David cherche Goliath, Don Quichotte cherche moulins, souris cherche lion… Aux optimistes béats et autres nigauds invétérés, le petit libraire éploré de lâcher : « ah ma zone de confort drastiquement se restreint ! mon activité s’effiloche comme peau de chagrin ! » Considérations intempestives sur quelques empaffés au pouvoir (de nuisance caractérisée) et sur la dialectique du petit et du grand gros…

Rouvrir les librairies en plein coronavirus pour lutter contre Amazon. Non mais qu’est-ce qu’il faut pas entendre ! Non mais écoutez-les, ces beaux parleurs appointés de la chose culturelle (à commencer par le ministre de l’Économie et par la plupart des animateurs médiatiques), qui se mettent une fois n’est pas coutume à pérorer sur leur passion des livres et des librairies, qu’ils n’ont jamais autant aimées que « petites » et « indépendantes » (comme s’il existait une preuve irréfutable, un lien établi entre la petitesse et l’excellence) !

« ma petite entreprise… connaît pas la crise… » (tu parles, Charles…)

Médicalement, cette réouverture serait une belle connerie — sans doute la meilleure façon de se débarrasser des derniers « petits libraires » et de tous ces férus (pour ne pas dire fous) qui s’adonnent à cette activité ô combien dangereuse qu’on appelle la lecture… Parce que les livres, Mesdames Messieurs les blablateurs bon teint, sont par définition des objets explosifs et des migrants notoires. Ces parallélépipèdes de papier imprimé n’attendent qu’une chose : être pris en main, tournés, retournés, feuilletés, touchés, cornés, pliés jusqu’aux tréfonds de leur reliure. À défaut d’être lus, voire annotés jusqu’en leur dernière page puis rangés dans des bibliothèques — lesquelles sont avant tout des usines à faire des étincelles, où les livres en se frottant peuvent libérer des continents d’imaginaire —, les livres passent de mains en mains, de l’éditeur au diffuseur, du diffuseur au libraire, du libraire au lecteur puis de lecteur en lecteurs, un peu comme des putains ; véritables agents de voyage, ils portent sur leur couverture les empreintes d’une foultitude de curieux et entre leurs pages, comme d’autres entre leurs cuisses, tous les parasites du monde — sans parler des éventuelles idées subversives qui peuvent modifier irréversiblement votre façon de voir le monde. Raisonnablement, la crise sanitaire aura tôt fait, par obligation (idéologie ?) hygiénique, de convertir les éditeurs et les lecteurs au tout-numérique : nonobstant l’avantage économique du livre sur demande (pas de gaspillage, forêts tranquilles, contrôle du lectorat…), le livre électronique s’imposera une fois pour toutes, sur fond de gigantesques autodafés épuratifs.

« Amazon, ça me zone… »

Mais je vais vite en anticipation et en degrés Fahrenheit… La vérité, c’est que la chose des lettres (et, partant, de la librairie, a fortiori physique) est devenue une goutte d’eau dans un marché de l’information qui dégueule d’algorithmes et d’émoticons. La pensée est désormais affaire de raison économique. Et à ces (diri-)gens qui se montent encore le col avec leurs belles lettres et feignent d’ignorer la réalité anthropologique de la catastrophe capitaliste (idiocratie pour tous !), je rappellerai que le premier qui vit la passion des livres, c’est le « petit libraire ». Et qu’il a beau se démener, le « petit libraire », pour créer et supporter des événements sensés et censés susciter des lecteurs (voire de la pensée), c’est dur, bordel, de su(rv)ivre cet e-monde (prononcez immonde) décérébré et vidé de sens. Si vous voulez vraiment réactiver du sens, ayez une once de courage au-delà de votre parade médiatico-politique, allez-y à fond, usez de vos pouvoirs : taxez, imposez les mastodontes de l’e-commerce et du big data, obligez les banquiers, et puis providencez, redistribuez, reversez en ruisselant vers les « petits » qui attendent que vos belles professions de foi d’érudits se matérialisent et fassent bling bling dans leurs petites poches. Mais à bien regarder le passé proche, le petit libraire a raisonnablement quelques doutes. Et si quelques moyens et gros lourds traverseront la tempête (too big to fall), il est fort possible que les petits crèvent la gueule ouverte. La finesse n’est plus de mise et le petit libraire n’a plus qu’à s’enluminer au comptoir… ah merde, c’est fermé !

Marco Jéru

* C’est la faute à Voltaire !